60 ans après les indépendances : Sommes-nous fatigués d’être Africains ?
Camille Mukoso, SJ –Cité du Vatican
60 ans après les indépendances, le tableau maussade qui s’offre aujourd’hui à tout observateur attentif de l’histoire africaine est un véritable coup de massue sur la tête. L’Afrique est dépeinte comme un continent ravagé par des maladies qui ne disent pas leur nom, ruiné par une misère abjecte, étouffé par une poignée des personnes qui constituent à la fois l’arme et le tireur du ‘lingot d’or’ que recèle le berceau de l’humanité. Chaque jour à la télévision, nos oreilles sont bercées par le glas que charrie le goût amer d’être Africain : Qu’est-ce que nous avons fait au bon Dieu pour que nous devenions la risée du monde ? Nos jeunes meurent sans sépulture à la recherche d’un eldorado, nos universités sont devenues des fabriques des chômeurs, nos maisons des cités dortoirs. Plus nous avons des médecins, plus notre population meurt de la malaria, de la rougeole, d’Ebola. Alors que le nombre des universitaires en Droit augmente en Afrique, les violations des droits de l’Homme semblent avoir élu définitivement domicile. Y en a marre !
Le désespoir non avoué
À force d’être confrontés à ce marasme, enlisés dans ce bourbier infernal, beaucoup d’Africains croient que leur continent a toujours été et restera ce qu’il est maintenant, dans ces chaos et déboires. Ils pensent qu’il n’y a plus d’issue pour augurer un avenir meilleur. Ceux qui espèrent contre vents et marées se voient rappeler leurs pesanteurs et atavismes culturels. Tout se passe comme si la fortune de l’inespéré, jointe au génie créateur et à la volonté du changement, ne pouvaient endiguer leur descente aux enfers et confondre les ‘apprentis sorciers’ qui n’attendent qu’un cataclysme pour réduire l’Afrique en décombres, riches pour les études archéologiques.
Espoir improductif et inactif
Mais ce qui étonne plus est que depuis plus d’une décennie, l’Afrique est gratifiée d’une bouffée de souffle aux allures quelque peu saugrenues. En effet, des colloques, des réunions internationales ne cessent de clamer l’espoir que porte le continent noir. L’on entend dire, et parfois pompeusement, que l’Afrique bouillonne d’énergies pour dessiner ses propres perspectives. C’est en Afrique, dit-on, que se joue largement l’avenir du monde. Ces expectatives ne manquent pas de bonne volonté. Elles sont loin de s’ériger aux poncifs d’une logorrhée qui a du mal à se contenir. D’ailleurs, les populations africaines semblent mordre à l’hameçon, et leurs élites plongent, tête baissée, à cette marée d’espoir dont le retentissement constipe la raison créatrice.
La fable du Père Noël
Cependant, continuer simplement et tranquillement à croire qu’on est l’espoir de demain c’est croire à la fable d’un Père Noël qui enchanterait l’imaginaire africain sans venir dans la réalité concrète pour libérer l’énergie créatrice pouvant endiguer la descente aux enfers. Ne faudrait-il pas, dès lors, réapprendre un pessimisme de bon aloi ? Au lieu de continuer à croire à ces mythes de consolations aliénantes – alors que ce continent, asphyxié, s’étiole comme un pétiole –, ne devrait-on pas trouver un ballon d’oxygène afin de juguler la crise multiforme qui est la nôtre ?
Et nous-mêmes dans tout cela
La thèse que nous soutenons, et qui peut faire bondir de colère et d’indignation les esprits puérils, est la suivante : 60 ans après les indépendances, le cheval de Troie africain est, avant tout, l’Africain lui-même. En effet, il y a comme un plaisir à parler de nous comme des exploités et des dominés. D’ailleurs, l’on reproche souvent à l’intellectuel africain de n’avoir que la traite négrière et la colonisation comme champ à partir duquel il glane continuellement ses conversations et ses réflexions. De fait, il est curieux de remarquer que d’aucuns continuent à claironner notre ‘paupérisation anthropologique’ sans l’endiguer véritablement ; d’autres, se considèrent encore comme ‘damnés de la terre’, sans trouver un ‘purgatoire’ où ils peuvent expier le péché d’avoir une quantité élevée de la mélanine.
Sortir du complexe du persécuté
Dans ce contexte où nous nous considérons comme des éternels vaincus, pour redonner l’espérance à l’Afrique, il faut, avant tout, sortir du carcan dans lequel nous nous sommes enfermés et briser notre ‘complexe du persécuté’. Il y a là un effort de déconstruction et de reconstruction qui s’impose à tout prix. Plus concrètement, il s’agit de rompre avec les discours inadéquats produits sur l’Africain qui est opiné du bonnet par les Africains mêmes. Un tel exercice n’est possible que grâce à l’usage de la raison comme condition première d’une « Afrique meurtrière et recréatrice », pour citer Mudimbe. Au fait, c’est à l’exercice de la pensée réflexive et critique qu’il nous faut dépister les lieux de notre dépendance dont certains sont ancrés dans notre subconscient.
L’Afrique en sortie, sans aucune violence
Une telle tâche exige un travail de titan et un labeur assidu des moines. Parce qu’en réalité, il est question d’élaborer un système pouvant opérer une lecture critique du discours porté sur nous et que nous-mêmes portons allégrement sans esprit critique. Cet effort devrait nous pousser à chercher les voies et moyens pouvant permettre à l’Africain « d’être et de se faire par soi-même et pour soi-même selon un ordre qui exclut la violence » (Fabien Eboussi Boulaga).
Redécouvrir le sens du travail
Mais, avisons-nous quand même : il est inutile d’accroire que ‘sortir du complexe du persécuté’ est une panacée. Il n’est pas la potion magique qui, en un clin d’œil, guérirait l’Afrique de tous ses maux. Ce n’est pas non plus un sésame qui sortirait l’Afrique de l’imbroglio qui semble l’entraîner inexorablement vers le bas-fond de la misère et la décadence sociale. Cela ne saurait être une eau bénite qui, par heureuse fortune, exorciserait instantanément tous les tyranneaux que le continent noir a pétris et nourris de son lait maternel. C’est dire donc que, pour aussi pressante qu’elle soit, sortir du complexe de persécuté est l’unique voie d’approche des problèmes africains de l’heure. Ainsi donc, il nous faut redécouvrir le sens du travail. Car, on ne le dira jamais assez, le travail anoblit l’homme.
De l’importance du travail de la terre
Et, pour l’homme africain, il nous semble opportun de valoriser le travail de la terre. Face aux famines effroyables, à la réapparition de la maladie telle que la kwashiorkor et à d’autres maux qui témoignent de la précarité alimentaire, il va sans dire que le secteur agricole peut faire sortir le continent noir de la misère et de la disette pérennes, lesquelles nous extirpent les raisons d’espérer. Que l’on se souvienne de la révolution dite verte de la Chine et de l’Inde. Point de doute d’affirmer que ces deux pays ont su éradiquer de façon spectaculaire, grâce à l’agriculture, l’insécurité alimentaire qui a failli décimer leurs populations. Entrée dans la nuit de temps, leur pénurie alimentaire d’hier est devenue, aujourd’hui, le souvenir d’un passé à jamais révolu. Et, puisque le mot révolution n’est pas une chasse gardée, encore moins un tabou, avec un peu de bonne volonté nous sommes capables, nous aussi, de réaliser ce que d’autres ont réalisé sous d’autres cieux.
De l’importance des infrastructures agricoles
Il nous faut, pour cela, penser aux infrastructures rurales qui permettront de relier les villages de l’hinterland, de désenclaver les zones rurales, en même temps d’établir la connexion avec les villes. Ce sont les infrastructures qui détermineront, dans une large mesure, les coûts de commercialisation et, par conséquent, réduiront sans forcer les choses l’exode rural au profit de la sédentarisation des paysans.
Un rêve social
C’est ici le lieu de nous approprier les paroles du Pape dans son exhortation apostolique post-synodale Querida Amazonia : « Notre rêve est celui d’une Afrique (Ndlr : le Saint-Père par de l’Amazonie) qui intègre et promeuve tous ses habitants pour qu’ils puissent renforcer un bien-vivre…. Même si l’Afrique se trouve devant un désastre, il convient de souligner qu’une vraie du problème africain se transforme toujours en une approche sociale qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (Q.A P.13).
L’Afrique ne mourra pas ; elle vivra
Pour tout dire, notre situation actuelle n’est pas une fatalité. Mais, pour que ce credo devienne une réalité palpable, il nous semble important de sortir de notre ‘complexe des persécutés’ et de travailler pour l’instauration d’une Afrique où il fait beau vivre. Ce n’est qu’en conjuguant simultanément ce binôme que nous pouvons espérer voir nos balafres de la colonisation et de la traite négrière faire place au sillon d’un sourire guéri par le bien-être de se sentir chez soi. Nous en sommes fortement persuadés : quand l’Afrique se lèvera, le monde bougera, et la méditerranée ne saura plus engouffrer nos dépouilles mortelles ; car l’eldorado ne sera plus ailleurs, il élira domicile chez nous. Honnis soit qui mal y pense !
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