Gilles Kepel: la pandémie ou le bouleversement tectonique des alliances au Levant
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
2020, année charnière durant laquelle les leçons géopolitiques et reconfigurations d’alliances ont été nombreuses, dues à l’effondrement du marché pétrolier, à la fragmentation du conflit israélo-palestinien ou encore à la consolidation de l'axe fréro-chiite, rassemblant Gaza, Qatar, Turquie et Iran. Istanbul, en particulier, a aspiré plus que jamais à redevenir le centre de l’islam mondial.
Dans ce contexte hautement inflammable, le désengagement américain au Moyen-Orient et son regain d’intérêt pour l’Asie ne fait plus aucun doute, en témoigne la récente débâcle afghane ou l’affaire des sous-marins australiens.
De passage à Rome pour promouvoir son dernier livre paru en italien et intitulé en français chez Gallimard Le Prophète et la pandémie, le politologue spécialiste du monde arabe, Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, décrypte toutes les recompositions au Moyen-Orient que le Covid a occultées.
En dehors des aspects sanitaires, comment la pandémie a-t-elle bouleversé le Moyen-Orient?
Elle a d’abord impacté les États qui avaient une légitimation religieuse. Par exemple, l’Iran n’a pas pu interdire les pèlerinages dans les tombeaux des saints, car ils dépendent du clergé chiite pour assoir leur pouvoir. Ils ont représenté un accélérateur de contamination, ayant beaucoup affaibli l’Iran. L’incapacité du pouvoir a été exposée, ce qui a donné lieu à une reprise en main de la présidence de la république par le Guide expliquant l’élection d’Ibrahim Raïssi.
Autre effet surprenant, lors du pèlerinage à la Mecque de juillet 2020, le prince saoudien Mohammed Ben Salman joue au bon élève de l’OMS et ne l’organise pas. Ce sont chaque année deux millions et demi de personnes qui donnent l’image d’un islam puissant sous égide saoudienne. Là, il n’y avait que quelques individus à la présence symbolique. C’est l’occasion qu’a tiré Recep Tayyip Erdogan pour réislamiser la basilique Sainte-Sophie, et apparaitre comme «le» leader du monde musulman face aux saoudiens qui n’avaient à montrer que des photos sans grande influence.
L’autre facteur est la précipitation du pétrole à des prix historiquement bas, -37 dollars le baril. Les monarchies de la péninsule arabique ont décidé d’investir pour passer aux énergies renouvelables. Or, pour l’hydrogène vert, il faut de grands entrants technologiques. Elles se sont donc tournées vers la start-up nation de la région qu’est Israël. C’est la base des Accords d’Abraham, 1000 milliards de dollars sous gestion aux Émirats. Cela veut dire qu’on peut faire des affaires. Il y a cette sorte de joint-venture qui s’instaure dans la région entre les Émirats, les Saoudiens, l’Égypte en train de devenir une nouvelle Chine locale avec ses 120 millions d’habitants, l’Irak qui entre dans le mouvement se dégageant lentement de l’emprise iranienne. Un bouleversement tectonique se produit dans ce grand Levant en gestation, avec le Liban au milieu qui pour l’instant va très mal, mais dont on peut espérer qu’il sera pris dans ce cercle vertueux.
Dans ce contexte, le rôle du président turc est-il central ? Si oui, quel est son agenda politique?
L’année dernière, il voulait valoriser au maximum le rôle de la Turquie comme leader du monde musulman, souhaitant délaïciser le pays de force, chaussant les bottes de l’Atatürk militaire et nationaliste pour tordre le bras à l’Atatürk laïc. Ensuite il y a eu la polémique en France autour des caricatures de Charlie Hebdo à l’occasion du procès des attentats, grâce à laquelle Recep Tayyip Erdogan est entré en furie anti-française. La France est le symbole de la laïcisation qui était entrée à l’intérieur du corps intellectuel turc. Cette année, Erdogan s’est beaucoup calmé car son partenariat avec les Russes, dont il attendait beaucoup, l'a déçu : finalement Vladimir Poutine lui augmente le prix du gaz à chaque fois et ils s’affrontent en Syrie. Par ailleurs, il voit l’axe autour du Pacte d’Abraham se renforcer, il paye aujourd’hui une certaine forme d’isolement.
De quelle manière la crise afghane de l’été 2021 a-t-elle rebattue les cartes des pouvoirs?
Ce n’est pas tant une défaite de l’Occident qu’une décision des États-Unis de se retirer de la région pour se concentrer sur l’affrontement avec la Chine. C’est ce qui a motivé le rappel de l’ambassadeur français aux États-Unis dans l’affaire des sous-marins. Après Kaboul, cela signifie que le centre d’intérêt des États-Unis n’est plus l’Atlantique nord mais le Pacifique sud. Cela pose un énorme problème pour les Européens, confrontés à une relation complexe avec les voisins du sud de la Méditerranée, et remet sur le devant de la scène avec d’autant plus de forces la volonté d’arriver, sinon à une indépendance, à une autonomie stratégique européenne.
Fort opportunément, la présidence française de l’UE aura lieu au premier semestre 2022 ; une période très importante et intéressante s’ouvre d’autant qu’Angela Merkel est partie.
Qu’est-ce que le «djihadisme d’atmosphère» que vous décrivez?
Mon dernier livre, Le Prophète et la pandémie est écrit en synchronie: l’année 2020 et ses suites la façon dont les événements bouleversaient les alliances. Auparavant, Sortir du Chaos, mon précédent livre, était en diachronie, sur la période 1973-2019, pour essayer de trouver un sens moteur de l’histoire de la région à partir de l’histoire du djihadisme. Le premier djihad en Afghanistan, suivi de ses échecs au Maroc, en Algérie, en Tchétchénie et en Bosnie. Deuxième phase, Ben-Laden, le 11-septembre, l’échec en Irak et la disparition d’Al-Qaida. Troisième phase, celle de Daech, un djihadisme en réseau et non pyramidal comme celui de Ben-Laden, axé sur la haine anti-chiite au Levant et sur ciblage des populations musulmanes en Europe.
Les États ayant énormément investi dans la cyber-sécurité, il n’existe plus aujourd’hui de réseaux opérationnels. En revanche, l’on a vu en 2020, le web envahi par des entrepreneurs de colère ciblant tel ou tel -le professeur Samuel Paty montrant les caricatures-, qui ne reçoivent pas d’ordre de la hiérarchie mais voyant cela sur le web, passe à l’action.
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