Depuis le Vatican, le Docteur Denis Mukwege crie un peu plus fort
Jean Pierre Bodjoko, SJ - Cité du Vatican
Le Prix Nobel de la Paix 2018, Denis Mukwege ne s’en cache pas : il partage des idéaux du Pape François sur la paix, la justice et l’écologie humaine. « Je pense que c’est pour ça que je suis là, quand vous voyez toute l’idéologie qui est défendue par le Vatican, le respect de la dignité humaine, c'est très important. Nous vivons en République Démocratique du Congo où la vie humaine n'a plus de valeur : les gens peuvent tuer pour n'importe quoi. Nous sommes un pays chrétien, il faut enseigner aux gens les valeurs de l’amour, de la considération de l’être créé à l'image de Dieu... Cette dignité que nous devons avoir est une grande valeur que nous sommes en train de perdre. Absolument, il faut se ressourcer, il faut collaborer avec les hommes de Dieu qui croient à cette valeur que Dieu donne à l’homme », a-t-il affirmé.
« L’homme qui répare les femmes » ?
Le Dr Mukwege est connu par d’aucuns sous le nom de « l’homme qui répare les femmes », appellation qu’il trouve peu convenante : « Malheureusement, ce nom est utilisé puisque ces femmes n'auraient pas eu besoin de tout le soin que nous leur donnons. On n'aurait jamais été appelé réparateur. Ces femmes ont besoin d'être respectées… Il faut d'abord les considérer comme étant égales à nous les hommes », déplore le Prix Nobel qui trouve que c’est dans la différence mise entre l'homme et la femme que se situe l’origine de « l’inférieuriorisation » de la femme, et de ce fait, on entre dans le processus même de sa destruction en oubliant complètement qu'elle est « égale à nous et qu’elle est notre vis-à-vis et que Dieu l'a créée à son image. Et je pense qu’aujourd'hui, pour moi, que les femmes occupent une place très importante ».
Le Dr Mukwege se réjouit d'être au Vatican avec « son curé », le père Nicolas avec qui, dit-il, il entretient une très bonne collaboration. Il fait remarquer que dans paroisse du Père Nicolas ce sont les femmes qui remplissent l'église, qui travaillent, qui rendent visite aux malades. « Je pense qu'en fait dans notre société congolaise on ne saura pas démarrer si on ne donne pas à la femme la place qu'elle mérite. Les femmes sont partout. Que ce soit au marché, au champ, dans le transport ou dans le commerce. Elles font énormément de choses. Malheureusement, on accepte leur travail mais on ne les accepte pas quand il s'agit de faire la répartition du produit de leur travail. Je crois que là, c’est le tort que nous commettons ». Pour moi aujourd'hui, estime le Prix Nobel, il est très important qu’au Congo, en Afrique et dans le monde, on puisse absolument donner à la femme sa place.
Prix Nobel de la paix, une reconnaissance qui booste ?
Le contexte dans lequel a travaillé le Dr Mukwege est on ne peut plus interpelant. Il s’est donc engagé à apaiser un tant soit peu la douleur de nombreuses femmes et mères, et entend continuer sur cette voie. « Je suis médecin gynécologue, obstétricien. Je travaille beaucoup, je fais beaucoup la chirurgie, mais il y a un peu plus de huit ans que suite à ce que je vivais au bloc opératoire, j'ai soigné les mères, j'ai soigné leurs filles, je commence à soigner leurs petits-enfants et cela n'est pas acceptable pour moi. C'est pour ça que j'ai quitté le bloc opératoire pour essayer tout simplement d'alerter le monde par rapport à ce qui se passe en République Démocratique du Congo ». « Mais il ne faut pas perdre la mémoire de l’histoire du pays. Ainsi le docteur préconise qu’il ne faudrait pas que les gens puissent oublier que ce pays est martyrisé. Depuis vingt ans, plus de 6 millions de morts, parfois par suite des massacres, par la faim, le manque de soins etc. Mais 6 millions de morts c'est énorme. C’est un pays où aujourd'hui où je vous parle, quatre millions de personnes sont des déplacées internes. Et quand je parle des déplacés internes ce ne sont pas des gens qui sont dans des camps de réfugiés ou des déplacés internes où on leur donne à manger, où on les soigne, mais qui sont abandonnés à eux-mêmes et donc abandonnés aussi pour mourir. Ils ont fui leurs villages pour chercher de la sécurité, mais il n’y a aucune prise en charge. Donc, ils se cachent finalement pour mourir. Et des centaines de milliers de femmes violées, je pense que par rapport à cette situation, il faut quand même considérer que c'est une situation qui est très grave. Donc, j'ai pensé qu'il n'y avait pas de solution au bloc opératoire. J'ai pris 25 pourcent de mon temps pour essayer d’alerter le monde par rapport à ce qui se passe. Mais aujourd'hui avec le prix Nobel de la paix, c'est ça votre question, je me trouve à passer un peu plus de 50 pourcent de mon temps à faire le plaidoyer, mais je pense que c'est pour une courte période. Mais j'espère bien qu’ensemble, les Congolais avec tous leurs amis et les gens nous portent dans leur prière, dans leurs actions, on pourrait un jour se dire finalement : le Congo est un pays en paix, où les enfants peuvent grandir sans craindre la mort, sans craindre de ne pas aller à l'école, etc. Et c'est ce que nous espérons ».
Un appel à une implication de tous pour mettre fin à la barbarie
Le Dr Mukwege est en quête de soutien pour mener à bien sa lutte. Son œuvre vient de loin. « Je pense qu'il y a 20 ans personne n'en parlait. Dix ans après, c'était toujours à peu près que les gens pouvaient parler de la situation du Congo. Je crois que la situation des femmes aujourd'hui on en parle un peu plus mais pas encore assez, puisqu’assez veut dire quand même que le monde peut se mettre debout pour dire : nous ne pouvons pas être indifférents quand la dignité humaine est écrasée. On n'a pas encore ce mouvement ». Si nous continuons à faire ce plaidoyer, c'est pour qu'il y ait un mouvement global pour dire tout simplement non à ce que subissent aujourd'hui les Congolais. Et ceci, c’est seulement par rapport à leurs richesses naturelles. Donc, ce n'est pas une guerre tribale qu’on ne vous trompe pas, ce n'est pas une guerre entre religions, ce n'est pas une guerre entre deux entités territoriales ». La richesse que regorge le sol congolais, estime le Dr Mukwege, est la cause des conflits : « C'est plutôt une guerre tout simplement pour l'exploitation des richesses que Dieu nous a données, les richesses naturelles du Congo ». Je pense qu’aujourd'hui, quand il y a ce groupe Amazon qui chante, elles ne sont pas congolaises, mais elles chantent pour apporter l’attention par rapport à ce qui se passe au Congo. C'est une bonne chose, mais il faut en faire plus. Il faut qu'il y ait un mouvement qui peut mettre fin à ces barbaries.
Il faut attirer l'attention du monde entier sur ce qui est en train de se passer « dans notre monde d'aujourd'hui », lance le Dr Mukwege, afin d’obtenir que « l’histoire ne puisse pas se répéter devant nous ». Etre spectateur de ce qui se passe. « Puisqu’en République Démocratique du Congo et dans beaucoup de pays africains, j'ai visité également d'autres pays en conflit, vous allez trouver qu’en fait, on détruit tout dans ces pays et quand tout est détruit, qu'est ce qui se passe ? Les jeunes ont tendance à aller chercher ailleurs et ça c'est un mouvement qu'on ne saura pas arrêter par les murs ou par les barbelés. Il faut qu'on puisse le dire. Aujourd'hui, il y a des solutions qui existent », préconise le gynécologue obstétricien congolais. « La première solution c'est la paix, la deuxième solution, c'est donner localement à ces jeunes une éducation et lorsqu'ils ont une éducation, certainement que ça peut éveiller les esprits innovateurs et lorsqu'ils sont innovateurs chez eux, ils n'ont aucun intérêt à traverser les déserts pour essayer de venir en Europe. Je crois que c'est un appel que je lance, c'est une souffrance extrême qui nous est imposée. Il n'y a personne qui peut nous dire aujourd'hui qu'il a un téléphone mobile sans qu'il y ait un produit congolais. Demain on aura la guerre de voitures électriques. Il y a des solutions. Je pense que ce que nous avons, nous n'avons pas besoin de le garder pour nous-mêmes. Nous avons besoin de le partager, mais le partager avec équité. Un partage qui permet à ce que le Congolais puisse vivre tranquille chez lui, qu'il puisse travailler et gagner sa vie normalement. Mais aujourd'hui, si on fait la guerre pour avoir des minerais, il ne faut pas être étonné que des jeunes quittent ces zones de guerre pour aller chercher le confort ailleurs. Et malheureusement, ce confort-là, on l'a difficilement ailleurs ».
« Il vous arrive parfois de pleurer devant ces drames ? »
« La souffrance des victimes des actes de violences sexuelles ne peut laisser personne indifférent ». Le Prix Nobel congolais avoue que « c'est très dur. Il faut manquer toute l'humanité pour ne pas avoir d'émotions. Il nous arrive d'être envahi par l'émotion au regard de ce que ces femmes subissent. Je crois que ça me touche, c'est toucher à notre symbole, c'est toucher à ce que nous avons de plus cher, c'est toucher même à notre humanité. Je pense que lorsque les femmes sont détruites comme on les détruit, lorsqu'on voit des enfants qui sont complètement détruits par une barbarie inouïe, effectivement manquer d'émotion c’est qu’on doit avoir de petits problèmes par rapport à soi-même et comment on voit l’autre », confie-t-il.
Il faut crier, mais ensemble, exhorte le Dr Mukwege. « Je pense que crier moi-même ne suffit pas, j'ai besoin plutôt que les gens joignent leurs cris et je pense que plus on sera nombreux, des Congolais et des amis des Congolais à crier, à dire trop c'est trop, Je pense qu’on finira par être entendu. Moi je suis certain qu’un jour on sera entendu par rapport au drame que nous connaissons ».
Une contrariété qui ne vaut pas tellement la peine
Le Dr Mukwege considère que les rapports difficiles avec les autorités du pays, surtout celles de l’ancien régime, celui de l’ancien président Kabila, étaient dus au refus par ces autorités de regarder en face la vérité de la souffrance de la population congolaise. « Tout ce que je dis c'est la vérité. C'est vérifiable. La souffrance du peuple congolais, on n'a pas besoin de lunettes spéciales pour voir un peuple humilié, un peuple déshumanisé. Quand vous voyez ce que les femmes, les enfants subissent, c’est tout à fait inacceptable. Je pense que quand je dénonce ça, je ne vois pas en quoi je dois être en contrariété avec les autorités congolaises. Je crois qu'il faut prendre ses responsabilités et pouvoir tout simplement résoudre cette question par rapport au peuple congolais qui souffre et une souffrance inouïe ».
Au sujet du changement dans son pays, la République Démocratique du Congo, le Dr Mukwege ne voudrait pas faire des supputations. Il préfère observer afin de juger sur les actes. « Pour le moment, je crois que je l’ai toujours dit, il faut absolument donner toutes les chances qu’il faut, puisque ça ne sert à rien de continuer à faire des palabres. Je crois qu'il faut travailler et on jugera sur le travail », a-t-il soutenu en faisant remarquer que si le président Tshisekedi s'investissait, il peut faire des changements qui peuvent amener le Congo dans une bonne direction. Mais tout dépend de sa volonté de le faire, a rappelé le Prix Nobel qui invite le président congolais au courage pour pouvoir accepter d’être seul contre tous.
Revenant sur son discours à Oslo, le docteur réitère son appel à préserver la paix par la justice. « On ne construit pas la paix sans justice. Nous avions sacrifié la justice sur l'autel de la paix. Aujourd'hui, nous n'avons ni paix ni justice. Aujourd'hui, l'appel que je fais au monde : on ne peut pas continuer à parler d'autant de morts, d'autant de souffrances, sans qu'il y ait justice », a-t-il indiqué.
‘L’homme qui répare les femmes’ rappelle l’existence d’un document qui est très important et qui peut être même le point de départ de la justice en République Démocratique du Congo : le mapping rapport, qui a été fait par le Haut-commissariat aux droits de l'homme et qui a donné de bonnes recommandations. Malheureusement, constate-t-il, « l'année prochaine nous allons fêter la dixième année depuis que ce rapport a été émis, et aucune recommandation n'a été respectée. Je pense que mon appel aujourd'hui, c'est dire : construisons la paix sans sacrifier la justice, puisqu'il n'y a pas de paix sans justice ». Pour moi, soutient le médecin congolais, « c'est un message très important et je crois que lorsque nous parlons de la justice, c'est très important que les gens comprennent que la justice n'est pas seulement répressive. La justice peut être réparatrice, la justice peut permettre d'éviter la répétition des violences. La justice peut permettre de préserver les valeurs morales d'une société, et en fait, garantir également le contrat social. Lorsqu'il n'y a pas de justice, tout cela tombe, donc c'est toute la société qui collapse », conclut le Prix Nobel de la paix 2018.
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