Centrafrique : Appel des évêques pour un changement structurel de la société
Jean-Pierre Bodjoko, SJ* – Cité du Vatican
Le message des évêques centrafricains s’articule autour de deux axes : la lutte contre le coronavirus et l’organisation des prochaines élections.
Au sujet du Coronavirus, les évêques déplorent l’insuffisance de structures adéquates de prise en charge des malades les plus graves et se font l’écho des plaintes du personnel de la Santé et des malades qui sont laissés à eux-mêmes. « A quand les mesures d’accompagnement ? », s’interrogent-t-ils, tout en rappelant qu’actuellement, la reprise des activités au niveau des églises et des écoles tant à Bangui qu’en provinces demeure encore timide parce que l’avenir sanitaire est incertain. Pour ce faire, la Conférence épiscopale appelle la population à multiplier les actes de solidarité envers les victimes de coronavirus et les personnes vulnérables.
Toujours au sujet du Coronavirus, les évêques centrafricains dénoncent « les marchands de la peur » qui sèment la panique en privilégiant, aux dépens de la population, leur sens des affaires. « Ils profitent de cette pandémie pour s’enrichir. Ils n’hésitent pas à transformer leurs garages en fabriques de cache-nez pour répondre dans le délai aux commandes. La fabrication des masques doit être en conformité avec les directives du ministère de la santé », indiquent-ils, tout en rappelant que la pandémie du coronavirus ne doit pas faire oublier les autres pathologies telles que le VIH/Sida, le paludisme, le diabète, la tuberculose et la rougeole notamment.
Des incertitudes sur l’organisation des élections
Pour ce qui est des élections, les évêques relèvent le fait que le pays continue à être confronté à un sérieux problème d’insécurité qui suscite des incertitudes et des questionnements quant à la tenue des élections d’ici fin décembre 2020. « Il y a un réel problème de libre circulation des armes de tous calibres qui entrave la libre circulation des biens et des personnes. Le processus du DDRR aurait dû gagner en régime en vue de mettre fin à toutes les détentions illégales d’armes dans notre pays. En effet, pour que la population centrafricaine vive en paix, le désarmement et la suppression des groupes armés devraient revêtir en principe un caractère prioritaire à tous les niveaux », écrivent-ils dans leur message. En outre, ils font état des soupçons de faux documents et de dysfonctionnement qui pèsent sur la phase en cours d’enrôlement des électeurs et qui devraient être clarifiées par l’Autorité nationale des élections (ANE). Par ailleurs, les évêques estiment que la prise en charge effective des honoraires de prestations des agents recenseurs apaiserait les mécontentements, les plaintes et les découragements. « Comment expliquer le manque de mobilisation, la démotivation de la population à s’inscrire sur la liste électorale et la faible participation des femmes ? », s’interrogent-ils ?
Les évêques expriment également leurs préoccupations quant à l’organisation des prochaines élections au regard des difficultés liées au temps matériel défini dans le calendrier électoral et de nombreux défis à relever notamment la situation sécuritaire actuelle qui reste volatile. « Certaines zones sont toujours sous contrôle des bandes armées. Tous les candidats pourront-ils circuler librement dans leur circonscription pendant la campagne électorale ? Les électeurs exprimeront-ils librement leur suffrage ? Par rapport à la dégradation avancée des routes, les matériels électoraux seront-ils acheminés à temps dans les zones les plus reculées ? L’ANE arrivera-t-elle à couvrir toute l’étendue du territoire national dans le délai imparti ? », relèvent-ils.
Face à cette situation, la Conférence épiscopale en appelle à une concertation des forces vives de la nation, dans un processus encadré par la loi et qui favoriserait la participation citoyenne. « Pour les élections à venir, la concertation en vue d’un consensus apparaît comme un facteur nécessaire de réussite et de cohésion sociale. Elle permettrait de poursuivre le processus électoral, de reconstruire la confiance entre les principales parties prenantes, de tisser un lien fort de partenariat et de complémentarité entre tous », indiquent les évêques.
Appel à la mobilisation générale
En conclusion, la Conférence épiscopale centrafricaine en appelle à une mobilisation générale pour lutter plus efficacement contre la pandémie du coronavirus et à la création des conditions nécessaires pour l’exercice des droits civiques, politiques et pour une meilleure adhésion de tout le peuple centrafricain à un processus électoral démocratique. « Travaillons ensemble aux changements structurels de notre société pour notre libération sociale, économique, politique et religieuse et pour construire le Centrafrique nouveau voulu par Dieu en Jésus Christ notre Seigneur », concluent les évêques.
*Twitter : @JPBodjoko E-mail: jeanpierre.bodjoko@spc.va
Texte intégral du Message des évêques de Centrafrique
A L’EGLISE FAMILLE DE DIEU,
AUX CHRETIENNES ET CHRETIENS,
AUX FEMMES ET AUX HOMMES DE BONNE VOLONTE
« Je ne peux à moi seul, porter le poids de ce peuple »
(Nb 11,14)
Introduction
1. Chers frères et sœurs, et vous tous, femmes et hommes de bonne volonté, réunis en deuxième assemblée ordinaire du 20 au 26 juillet 2020, nous, Evêques de Centrafrique, avons pris le temps d’échanger sur la complexe situation de notre pays qui a presque toujours vécu au bord du gouffre sans vraiment connaitre la paix.
2. A l’époque coloniale, on appelait Oubangui Chari la « colonie poubelle » de la France où l’on envoyait les plus mauvais administrateurs et utilisait le travail forcé pour exploiter les ressources. Depuis l’indépendance de la République Centrafricaine en 1960, nous avons connu seulement trois transferts démocratiques du pouvoir : en 1981, 1993 et en 2016. Autrement, l’accession au pouvoir s’est faite par cinq (5) coups d’Etat en 1966, 1979, 1981, 2003, 2013, avec l’appui de l’ancienne puissance coloniale, des Etats voisins ou l’implication des mercenaires à partir de 2002.
Pendant ces vingt dernières années, notre pays est devenu comme un ‘‘laboratoire’’ d’initiatives de paix. Il a été même déclaré en 2014 « champion du monde des missions de l’organisation des Nations Unies ». On pourrait même ajouter qu’il est ‘‘champion des rebellions’’, « champion des interventions militaires internationales en tout genre sur son sol ».
3. En tant que pasteurs, nous partageons « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses » (Gaudium et spes, n°1) du peuple centrafricain. Nous nous sentons vivement interpelés par deux défis majeurs : le coronavirus et le processus électoral. Comment faisons-nous face à la pandémie du coronavirus ? Que pouvons-nous faire dès maintenant pour garantir un processus électoral crédible et accepté ?
I – MOÏSE FACE AU DEFI DU BIEN-ETRE DE SON PEUPLE (Nb 11,10-25)
4. Moïse est le leader que Dieu a choisi pour être « instrument de son action libératrice fondamentale » (Ex 3,1-12). La délicate mission de Moïse consiste à faire sortir les fils d’Israël d’Egypte, terre d’oppression et de misère, et à les conduire vers la Terre promise, Terre de liberté et de bonheur. Toutefois, le chemin de la Terre promise passe par le désert, lieu d’épreuves et de tentation, de murmures et d’angoisse.
5. La situation préoccupante du peuple dans le désert ne laisse pas Moïse indifférent. Face aux multiples difficultés liées à l’insatisfaction des besoins essentiels du peuple (sécurité, eau, pain, viande…), Moïse entend les cris de détresse qui viennent de chaque famille. Il montre ainsi qu’il est un vrai leader qui se fait solidaire avec son peuple et qui porte ses souffrances. Toutefois, il reconnait ses limites et exprime le besoin d’avoir des collaborateurs pour l’intérêt et le bien du peuple. Tout humblement, il se tourne vers Dieu, se lamente et dit : « Je ne peux à moi seul, porter ce peuple : c’est trop lourd pour moi » (Nb 11,14).
6. Moïse est vraiment désespéré. Mais Dieu le rassure en lui disant : « Réunis-moi soixante-dix hommes d’entre les anciens d’Israël… Je retirerai de l’esprit qui est sur toi et je les mettrai sur eux pour qu’ils partagent avec toi la charge du peuple et que tu ne la portes plus à toi seul » (Nb 11,16-17).
7. Chers frères et sœurs, Moïse représente tout leader inspiré qui se met à l’écoute de son peuple, partage ses souffrances, accepte de collaborer franchement avec d’autres pour faire sortir son peuple de la misère. Comme Moïse et ses collaborateurs, pouvons-nous aujourd’hui travailler ensemble à notre libération sociale, économique, politique et religieuse pour construire notre pays, la République Centrafricaine, dans la Vérité, la Justice, la Réparation et la Réconciliation ?
II - LA PANDEMIE DE CORONAVIRUS
A) La riposte de l’Eglise
8. Chers sœurs et frères, sur le plan sanitaire, depuis décembre 2019, le monde est confronté à la pandémie du Coronavirus. La propagation et la virulence de ce virus constituent une menace sanitaire inquiétante. Chez nous, le nombre de contamination ne cesse d’augmenter.
9. Nous avons certes adhéré aux mesures de prévention en fermant les écoles, en réduisant le nombre de ceux qui participent à la Messe à 15 personnes, en suspendant les activités des mouvements, fraternités et groupes de prière, ainsi que la célébration des sacrements du baptême, confirmation, mariage et des funérailles.
Nous avons organisé des séances de sensibilisation à travers les stations des radios rurales, locales et communautaires. Nous avons encouragé les fidèles à prier en famille et à suivre la messe à la radio. Malheureusement, certains compatriotes doutent toujours de l’existence du coronavirus. D’autres ont perdu leurs emplois.
10. Nous déplorons l’insuffisance de structures adéquates de prise en charge des malades les plus graves. Nous faisons écho des plaintes du personnel de la Santé et des malades qui sont laissés à eux-mêmes. A quand les mesures d’accompagnement ?
11. Aujourd’hui, la reprise des activités au niveau des églises et des écoles tant à Bangui qu’en provinces demeure encore timide parce que l’avenir sanitaire est incertain. Saurions-nous prendre toutes les dispositions requises pour éviter une flambée de contaminations dans le pays ? Comment amener les populations à respecter les mesures barrières ? Par souci et nécessité de transparence, ne serait-il pas indispensable de publier tous les appuis reçus (tant matériels et financiers) dans la lutte contre la maladie à coronavirus ? Que le Seigneur dans sa bonté nous préserve de toute négligence, de toute contamination et de tout détournement.
B) Les actes de solidarité pendant la crise sanitaire
12. Chers frères et sœurs, la pandémie du coronavirus est aussi un moment où nous faisons l’expérience d’une grande solidarité entre les peuples. Nous témoignons de notre reconnaissance envers tous les pays qui nous ont aidés dans la riposte contre cette pandémie. Nous partageons les souffrances des malades et des familles endeuillées. Nous vous encourageons à multiplier les actes de solidarité envers les victimes de coronavirus et les personnes vulnérables.
C) Le business et les profits malhonnêtes
13. Le contexte de Covid-19 est une situation exceptionnelle qui requiert de la part de tous une plus grande attention. Nous dénonçons les marchands de la peur qui sèment la panique en privilégiant aux dépens de la population leur sens des affaires. Ils profitent de cette pandémie pour s’enrichir. Ils n’hésitent pas à transformer leurs garages en fabriques de cache-nez pour répondre dans le délai aux commandes. La fabrication des masques doit être en conformité avec les directives du Ministère de la Santé.
14. Néanmoins la pandémie du coronavirus ne doit pas faire oublier les autres pathologies telles que le VIH/Sida, le Paludisme, le Diabète, la Tuberculose, la Rougeole…
III – EN MARCHE VERS LES ELECTIONS ?
A) Incertitudes et questionnements
15. Conformément à la Constitution, l’Autorité Nationale des Elections (ANE) a établi et publié le calendrier du processus électoral. Nous saluons les efforts faits pour le recrutement, la formation et l’envoi des agents sur le terrain.
16. Nous constatons que le pays continue à être confronté à un sérieux problème d’insécurité qui suscite des incertitudes et des questionnements quant à la tenue des élections d’ici fin décembre 2020. Il y a un réel problème de libre circulation des armes de tous calibres qui entrave la libre circulation des biens et des personnes. Le processus du DDRR aurait dû gagner en régime en vue de mettre fin à toutes les détentions illégales d’armes dans notre pays. En effet, pour que la population centrafricaine vive en paix, le désarmement et la suppression des groupes armés devraient revêtir en principe un caractère prioritaire à tous les niveaux.
17. Des soupçons de faux documents et de dysfonctionnement pèsent sur la phase en cours d’enrôlement des électeurs. Ces allégations méritent d’être clarifiées par l’ANE. La confiance de la population en ce processus en dépend. Par ailleurs, la prise en charge effective des honoraires de prestations des agents recenseurs apaiserait les mécontentements, les plaintes et les découragements. Comment expliquer le manque de mobilisation, la démotivation de la population à s’inscrire sur la liste électorale et la faible participation des femmes ?
B) Sommes-nous prêts pour les élections ?
18. Nous, vos pasteurs, respectueux des décisions prises par les autorités compétentes, exprimons néanmoins nos préoccupations quant à l’organisation des prochaines élections au regard des difficultés liées au temps matériel défini dans le calendrier électoral. Nombreux sont les défis à relever. La situation sécuritaire actuelle reste volatile. Certaines zones sont toujours sous contrôle des bandes armées. Tous les candidats pourront-ils circuler librement dans leur circonscription pendant la campagne électorale ? Les électeurs exprimeront-ils librement leur suffrage ?
19. Par rapport à la dégradation avancée des routes, les matériels électoraux seront-ils acheminés à temps dans les zones les plus reculées ? L’ANE arrivera-t-elle à couvrir toute l’étendue du territoire national dans le délai imparti ?
C) Une concertation ne serait-elle pas nécessaire ?
20. Dans la promotion d’une vision commune et du bien commun pour tout le peuple centrafricain, ne pourrions-nous pas organiser assez rapidement une concertation des forces vives de la nation ? Ce processus encadré par la loi favoriserait la participation citoyenne. L’exemple de Moïse qui reconnait dans l’humilité qu’il ne peut pas à lui seul porter le poids du peuple, devrait nous inspirer à unir nos forces pour le bien-être du peuple centrafricain (Nb 11,14).
21. Pour les élections à venir, la concertation en vue d’un consensus apparaît comme un facteur nécessaire de réussite et de cohésion sociale. Elle permettrait de poursuivre le processus électoral, de reconstruire la confiance entre les principales parties prenantes, de tisser un lien fort de partenariat et de complémentarité entre tous. Nous devons construire ensemble notre pays en mettant l’homme au cœur du projet de développement durable.
D) En quoi consiste la mission de l’Eglise ?
22. La mission fondamentale de l’Eglise est la préservation de la paix. Partant de là, nous avons la responsabilité d’accompagner le processus électoral. Il n’est pas de notre ressort de dire qui seront les candidats, ni de proclamer le vainqueur ni le perdant des élections. Toutefois nous en appelons à la responsabilité et à l’esprit de consensus de toutes les parties prenantes pour une élection apaisée et acceptée. Par conséquent, il convient de ne pas poser des actes qui portent préjudice au processus électoral. Tout recours à la violence comme expression de revendication est à prohiber.
23. Dépositaire du message de l’Evangile qui inspire son Enseignement Social, l’Eglise catholique en rappelle certains principes fondateurs comme la dignité de la personne humaine, le respect de la vie humaine, l’option préférentielle pour les pauvres et les personnes vulnérables, la solidarité, le bien commun, la destination universelle des biens de la terre, la démocratie, la solidarité et la subsidiarité. A la lumière de l’Evangile, l’Eglise catholique veut tout simplement éclairer les consciences en donnant des éléments pour le discernement et la consolidation de la paix.
24. Chers frères et sœurs et vous tous femmes et homme de bonne volonté, Nous vous annonçons qu’une lettre pastorale suivra ce message pour guider nos pas vers les élections.
Conclusion
25. Chers sœurs et frères, le peuple centrafricain a beaucoup souffert et il souffre encore. Les défis auxquels notre pays fait face sont nombreux et lourds à porter. Mais nous ne sommes pas maudits à rester toujours dans la boue. Mobilisons-nous pour lutter plus efficacement contre la pandémie du coronavirus. Créons les conditions nécessaires pour l’exercice des droits civiques, politiques et pour une meilleure adhésion de tout le peuple centrafricain à un processus électoral démocratique. Travaillons ensemble aux changements structurels de notre société pour notre libération sociale, économique, politique et religieuse et pour construire le Centrafrique nouveau voulu par Dieu en Jésus Christ notre Seigneur.
26. Que la Vierge Marie, Reine du ciel et de la terre, rende fructueux les efforts pour des élections crédibles et apaisées en République Centrafricaine.
Donné en la Cathédrale Notre Dame de l’Immaculée Conception
Bangui, le dimanche 26 juillet 2020
Mgr Nestor-Désiré NONGO AZIAGBIA
Evêque de Bossangoa
Président de la CECA
Mgr Bertrand-Guy-Richard APPORA NGALANIBE
Evêque de Bambari
Vice-Président de la CECA
Dieudonné Card. NZAPALAINGA
Archevêque de Bangui
Mgr Guerrino PERIN
Evêque de Mbaïki
Mgr Cyr-Nestor YAPAUPA
Evêque d’Alindao
Mgr Tadeusz KUSY
Evêque de Kaga-Bandoro
Mgr Miroslaw GUCWA
Evêque de Bouar
Mgr Juan Jose AGUIRRE
Evêque de Bangassou
Mgr Jesus RUIZ MOLINA
Evêque auxiliaire de Bangassou
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