Madame Kayembe, nouvelle Rectrice de l’Université d’Edimbourg et son agenda antiracisme dans l’éducation écossaise
Jean-Pierre Bodjoko, SJ* - Cité du Vatican
Madame Kayembe devient la troisième femme et la première personnalité noire à occuper le poste de Recteur depuis la création de l’Université d’Edimbourg en 1858. En 2019, elle est également devenue la première personnalité africaine à avoir son portrait érigé sur le mur de la Société Royale d’Edinbourg, pour ses réalisations et ses contributions dans la société écossaise.
Vous êtes la nouvelle Rectrice de l’université d’Edimbourg, en Ecosse. Pourriez-vous vous présenter davantage ?
Je suis née en République démocratique du Congo et je vis au Royaume-Uni depuis presque 17 ans. Je suis la Rectrice élue de l’université d’Edimbourg. J’attends ma cérémonie d’investiture, qui aura lieu certainement en été. J’ai consacré ma vie à la défense des droits de l’homme et des droits des migrants au Royaume-Uni. Récemment, j’avais relancé un programme contre le racisme, à cause d’abus racistes dont ma famille a été victime pendant plusieurs années ici au Royaume-Uni.
Nous allons y revenir au cours de cet entretien. Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être ainsi la première femme noire, d’origine africaine, précisément de la RDC, d’occuper un poste si important de Rectrice d’une grande université.
C’est un sentiment de fierté et de gratitude envers la RDC, où j’ai eu la possibilité d’être formée et éduquée ; envers mes parents qui m’ont élevée et donné l’éducation que j’ai eue. L’éducation ne commence pas seulement à l’école, mais à la maison. C’est aussi une révolution qui montre au monde entier que l’on ne peut pas juger une personne par rapport à la couleur de sa peau, mais plutôt par rapport à ses capacités. Je suis très fière de faire partie de cette révolution et de la représenter.
Vous êtes aussi avocate ?
Oui, j’ai rejoint le barreau de Matadi (Ouest de la RDC. NDLR) en 2000. J’ai continué ma carrière d’avocate jusqu’à rejoindre la Cour pénale internationale en 2011.
Comment en êtes-vous arrivée à vous installer en Ecosse ?
En 2003, lorsque la guerre de Bunia (Est de la RDC. NDLR) a pris fin et que le président de l’époque, Joseph Kabila, voulait organiser les concertations nationales, j’avais été invitée comme l’une des conseillères de la délégation de la société civile, à partir de l’organisation « Toges noires ». A ce sujet, je me souviens des luttes en faveur des droits de l’Homme que nous avons menées notamment avec feu Floribert Chebeya et feu André Muila Kayembe. Nous avions tous voyagé en Afrique du Sud pour discuter du nouveau Congo. A ce moment, j’étais conseillère spéciale du président comité des droits de l’homme. J’avais rédigé 5 pétitions à l’attention du président afin de demander que nous puissions nous rendre à Bunia, qui était encore un territoire occupé, afin d’enquêter pour savoir quelles étaient les raisons des violations massives des droits l’Homme, particulièrement des droits de la femme. On a effectué un voyage très dangereux, à partir de Kinshasa, en passant par l’Ouganda, où nous avons reçu un laissez-passer des Nations Unies pour atteindre Bunia. Nous sommes restés à Bunia pendant 4 jours, où nous avons principalement écouté les témoignages des victimes de la guerre. L’être humain est capable de beaucoup de choses, mais ce que j’ai vu à Bunia était inacceptable. Je suis retournée à Kinshasa avec un rapport écrit et, à cause ce rapport, j’ai été menacée de mort. C’est dans ces conditions que j’ai quitté la RDC pour me retrouver au Royaume-Uni.
Votre intégration au Royaume-Uni a-t-elle été facile ?
Mon intégration au Royaume-Uni est, jusqu’à ce jour, la chose la plus difficile que j’aie vécu dans ma vie. Un parcours semé d’obstacles. Le Royaume-Uni est anglophone alors que moi je venais d’un pays francophone, avec une formation et une éducation francophones. Au Royaume-Uni c’est inacceptable. Lorsque vous avez suivi une formation francophone, et que vous arrivez au Royaume-Uni, vous devez démontrer votre niveau d’anglais. Ensuite, quelle que soit la formation que vous souhaitez suivre, vous devez tout recommencer à zéro. C’est ce qui m’a été dit quand je suis arrivée. Mais, pendant le processus d’installation au Royaume-Uni, lorsque j’ai vu la manière dont les interprètes travaillaient avec une incompétence jamais vue et que le système d’immigration britannique ne disait rien et s’en foutait complètement, je me suis dit qu’il fallait intervenir afin notamment d’aider certains compatriotes immigrés qui ne savaient pas raconter leur histoire. Je suis donc devenue interprète volontaire pour les langues comme le swahili, le lingala et le français. Comme je faisais un très bon travail, je me suis fait une réputation et j’ai été engagée comme interprète par le service de l’immigration. L’avantage était que je pouvais gagner suffisamment d’argent afin de reprendre ma carrière d’avocate au Royaume-Uni. C’est au bout de 6 ans que j’ai pu atteindre cet objectif et, par la suite, j’ai également intégré, sans problème, la Cour pénale internationale, admise comme avocate au sein de l’unité des victimes de guerre. Néanmoins, au Royaume-Uni, ma qualification en tant qu’avocate n’a pas d’abord été acceptée. Lorsque j’ai introduit ma demande pour intégrer le barreau de Londres, elle a été rejetée, avec notamment comme raison que j’ai été formée dans un pays francophone et que je devais rentrer à l’université. Néanmoins, dans la lettre qui m’a été envoyée comme réponse, il était écrit que mon niveau de qualification académique équivalait à un diplôme d’études supérieures en droit international en Ecosse. Je me suis alors concentrée sur cette phrase. C’est ainsi que j’ai introduit un dossier pour rejoindre le barreau d’Edimbourg. Le dossier a été accepté, mais reprendre une activité d’avocat coûte énormément cher, et la condition est de quitter l’Angleterre pour habiter l’Ecosse, car la loi appliquée en Ecosse n’est pas la même qu’en Angleterre. Après des années difficiles et un divorce difficile, j’ai pris mes deux enfants de 4 ans et 5 ans, dans un taxi et un camion, et nous avons voyagé pendant 6 heures de l’Angleterre à Edimbourg. Je me souviendrai toujours de ce jour où, lorsque je suis arrivée à la frontière entre l’Angleterre et l’Ecosse, il était écrit sur une pancarte « Bienvenue en Ecosse le pays des braves ». Ma fille m’a posé la question de savoir ce qui était écrit et je le lui ai dit, en me disant également à moi-même que j’étais une brave femme. Je suis arrivée en Ecosse le 19 décembre 2011. Mais, déjà, avec mon expérience de plusieurs années en tant que traductrice, mes compétences étaient très recherchées en Ecosse. Donc, je n’ai pas souffert financièrement. Néanmoins, je souhaitais poursuivre mes activités d’avocate des droits de l’Homme et aussi partager mon histoire en tant que réfugiée, afin de dénoncer les inégalités et le racisme qui existent dans le système britannique. Le moyen pour le faire était de passer par le Conseil national des réfugiés qui existe en Ecosse, que j’ai rejoint comme volontaire, sans être payée. C’est là que le Conseil me découvre ou encore découvre les réalités que vivent les immigrés et les réfugiés en Grande-Bretagne. Je commence à dénoncer et à déceler des lois ainsi que des programmes qui ne sont pas favorables aux personnes venant d’un autre pays. Vous êtes ciblé parce que vous n’êtes pas né en Grande Bretagne, que vous n’y avez pas étudié ou encore parce que vous êtes né sur un autre continent. C’était devenu mon cheval de bataille pendant toutes ces années, attirant l’attention de grandes organisations en Ecosse.
Le 30ème anniversaire du Conseil national des réfugiés a été célébré au Parlement écossais. J’ai été invitée à adresser un discours ce jour-là. Beaucoup d’organisations commençaient à m’écouter et j’ai ainsi été invitée par l’académie nationale écossaise afin de devenir l’un de ses membres. Mais, je devais aller passer une interview à la Société royale d’Edimbourg, dont le propriétaire est le prince Philip, le mari de la reine d’Angleterre. Le bâtiment, un labyrinthe situé sur l’avenue la plus chère d’Edimbourg, abrite notamment des portraits géants de personnalités qui ont changé le monde dans différents domaines. Tous, nés et grandi en Ecosse. Je me suis assise dans une salle entourée de ces portraits d’hommes blancs, sans aucun portrait d’une femme.
Et cela vous a marquée ?
Oui, cela m’a marquée. Et je me suis dit que le jour où il y aura une personnalité noire sur ces murs, ce sera probablement dans 100 ans (Rires). Après mon interview, on m’a dit que la décision me sera envoyée par mail. Sur le chemin de retour, avant même d’arriver à la maison, un mail m’est parvenu me disant que j’étais acceptée et que j’étais la première personnalité africaine à être acceptée au sein de cette institution après 176 ans. J’ai été admise dans la partie « junior » de la société royale d’Edimbourg. Néanmoins, la partie « Senior » n’a pas attendu que je finisse mes 4 ans d’appartenance à cette partie « Junior » et m’a invitée à faire partie des groupes de travail sur le Brexit, où je représentais les intérêts des minorités. En outre, la Société Royale d’Edimbourg a également créé un groupe de travail pour l’Afrique afin d’identifier, sur le continent africain, des organisations qui peuvent travailler avec l’Ecosse dans le domaine de l’éducation, de l’histoire, de la santé ou encore de la femme. J’ai travaillé dans ce groupe de travail en tant qu’avocate experte en questions africaines. En août 2019, j’ai reçu un appel téléphonique me disant que la branche « Senior » de la Société royale d’Edimbourg a décidé d’ériger un portrait en mon honneur, grâce au travail que je réalise depuis que j’ai rejoint l’académie. Ce portrait a été érigé le 13 septembre 2019. Cet évènement a eu un grand retentissement attirant l’attention de nombreuses personnes, dont certaines sont venues de partout dans le monde pour venir à Edimbourg afin de voir ce portrait, parce que c’était du jamais vu auparavant.
Je continue de contribuer à la vie de la société écossaise de manière très active, notamment en prônant la non exclusion des personnes originaires d’un autre pays ou des personnes qui ont étudié dans un autre pays. Il faut plutôt prendre en compte leur bagage intellectuel et leurs compétences.
A la mort de George Floyd aux USA, il y a eu un mouvement mondial contre le racisme. Et, avec l’arrivée du Covid, je suis tombée malade et je ne savais pas sortir de chez moi. Mes amis et autres activistes étaient dans la rue pour soutenir le mouvement « Black Lives Matter ». Le jour où le système de santé écossais m’a autorisé à sortir, après avoir établi que je n’avais pas le Covid, en conduisant ma voiture dans Edimbourg, qui est une ville montagneuse, ma voiture a basculé et j’ai constaté que des clous avaient été enfoncés sur mes pneus. C’était une chasse à tous les Noirs qui émergent dans la société écossaise. Je me suis dit que je ne pouvais pas tolérer cela dans un pays où je suis arrivée et où je me suis intégrée positivement pour son avancement. J’ai donc créé le mouvement « The freedom Walk » (La marche de la liberté), afin d’exprimer le fait que tous les citoyens, quelle que soit leur origine, puissent travailler pour une société équitable et juste, invitant aussi à bannir le racisme qui est encore très fort en Ecosse, notamment entre les Anglais et les Ecossais. C’est un mouvement auquel ont adhéré le gouvernement écossais, la société civile ainsi les différentes organisations de droits de l’Homme. Mon combat est celui de la liberté pour tous.
Comment êtes-vous passée de la lutte pour les droits de l’homme au monde universitaire ?
Je n’avais pas vraiment un contact direct avec le monde universitaire. J’ai œuvré dans le domaine de l’éducation à travers la Société royale d’Edimbourg, qui est l’académie nationale écossaise. Néanmoins, au mois de novembre 2020, les représentants des syndicats des travailleurs de l’université d’Edimbourg m’ont envoyé un e-mail pour me dire qu’ils m’avaient choisie comme candidate à la prochaine élection du nouveau Recteur de l’université d’Edimbourg, prévue en février 2021. L’université d’Edimbourg est l’une des plus conservatrices au monde. Je leur ai posé la question de savoir pourquoi ils avaient porté leur choix sur ma personne. Ils m’ont dit que le travail que je fais pour lutter contre le racisme en Ecosse leur avait ouvert les yeux. Ils souhaitaient ainsi que ce travail puisse être inclus dans l’éducation écossaise à travers l’université. Cela me permettra ainsi de m’exprimer afin d’être écoutée par le monde entier. Il s’agit d’un poste politique, mais beaucoup de personnes seront intéressées d’écouter la Rectrice de l’université d’Edimbourg qui amène un agenda anti-raciste dans l’éducation écossaise. C’est de là que tout est parti, jusqu’à mon élection le 1er février. Je me suis retrouvée candidate unique et personne n’a contesté mon élection.
Quel message avez-vous pour toutes les personnes qui luttent contre les préjugés, le racisme et la violence ?
L’un des premiers messages que j’aimerais lancer est « Ne rendez pas le mal pour le mal ». Il y a une puissance derrière le pardon. Mieux connaître les personnes qui vous persécutent vous permettra de connaître le contexte de la situation dans laquelle vous vous retrouvez. En outre, soyez tolérant envers ceux qui vous jugent. Il faut promouvoir le dialogue avec ces personnes. Il existe toujours une raison derrière ces injustices. Cela peut parfois être sur le plan personnel ou lié aux antécédents familiaux. Il faudrait donc avoir ce sens de l’ouverture.
Un mot de la fin, notamment pour les personnes qui vivent des situations d’injustice ?
Il ne faut surtout pas abandonner vos droits en tant qu’êtres humains. Il faut apprendre à les connaître, à les respecter et aussi à respecter les droits des autres. Lorsque vous êtes persécutés ne rendez pas le mal pour le mal. Essayez toujours de voir les choses du bon côté. L’avenir nous réserve toujours beaucoup de choses. Le covid-19 nous a amené un combat contre l’invisible, et qui ne tient compte ni de la couleur de la peau, ni de l’âge. C’est le moment pour nous de construire un monde juste et équitable, de réfléchir sur la manière dont nous allons façonner le futur. Nous devons tirer les leçons du passé qui a fait que nous arrivions à cette situation catastrophique à travers le monde, afin de corriger cela. Nous devons investir dans l’éducation. L’Afrique doit investir dans l’éducation et je vais également m’investir dans l’éducation au Congo et sur le continent africain de la même manière dont je m’investis en Ecosse.
Twitter : @JPBodjoko E-mail : jeanpierre.bodjoko@spc.va
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