RD Congo : les effets de la gratuité de l’enseignement, selon le ministre Mwaba
Jean-Pierre Bodjoko, SJ* – Cité du Vatican
Le professeur Mwaba a accepté de répondre à nos questions et parle de différents enjeux et défis qui se posent dans le secteur de l’éducation dans son pays, avec notamment l’application de la gratuité de l’enseignement au niveau de l’école primaire. Entretien.
Vous avez assisté, en Italie, à une réunion ministérielle du G20 à Catane au sud de l’Italie. Quel était l’objectif de cette réunion ?
Au mois d’octobre prochain, se tiendra un grand sommet du G20 autour de grandes questions de l’heure, notamment la pandémie de la Covid-19 ainsi que tous les autres défis qui se posent actuellement dans le domaine de l’éducation, au regard des limites démontrées par nos systèmes éducatifs, à la suite de la pandémie et de ses vagues successives. Beaucoup d’écoles étaient fermées et nos systèmes éducatifs avaient montré leurs limites, car les élèves et les enseignants étaient restés à la maison pendant que les écoles étaient fermées. Certains Etats, mieux organisés, ont trouvé des mécanismes alternatifs pour, par exemple, continuer à former les élèves à distance. Mais, beaucoup d’autres pays n’ont pas été en mesure de le faire. Actuellement, au niveau du G20, cette thématique devrait être examinée par toutes les nations concernées, afin de voir dans quelle mesure mettre en place des mécanismes efficaces qui nous permettent de faire face à ce genre de catastrophes et de voir dans quelle mesure assister toutes les autres nations qui ne pourraient pas se prendre en charge.
Le sommet prévu au mois d’octobre est précédé par une vingtaine de réunions ministérielles, auxquelles prennent part des experts. Dans cette optique, dans le cadre du secteur de l’éducation et de celui de l’emploi, le ministre de l’enseignement ainsi que celui du travail de la RDC prennent part à ces réunions préparatoires du sommet du G20, pas seulement en tant que représentants d’un autre Etat, mais également en tant que représentants de l’Union africaine, étant donné que la RDC occupe actuellement la présidence de l’Union africaine. Nous devons donc donner la position de l’Union africaine à ces réunions pour l’éducation et l’emploi, deux secteurs qui ont un lien. Comment assurer la transition entre quelqu’un qui quitte l’école pour intégrer le milieu professionnel ? C’est ainsi que ma collègue ministre de l’emploi était également présente à cette réunion.
Quelle a été la substance de votre intervention lors de cette réunion ?
Le programme prévoyait que la RDC, représentant également l’Union africaine, puisse ouvrir la session concernant la thématique relative à tous les défis qui se posent à nous dans le système éducatif, par rapport à la pandémie de la Covid-19. Il était de notre devoir d’ouvrir cette session et de procéder à l’ouverture des travaux qui devraient mener les réflexions et faire des propositions, afin d’aboutir à une proposition commune qui sera relayée par les chefs d’Etat, au mois d’octobre prochain.
La République démocratique du Congo a également connu des perturbations à cause de la pandémie. Comment avez-vous géré cette période au niveau de l’enseignement primaire et secondaire ?
Depuis que la pandémie a été décrétée, nous avons connu des vagues successives. La première et la seconde vague ont eu lieu en 2020. Nous avons été obligés de fermer les écoles pour éviter une forte propagation du virus chez les enfants et chez les enseignants, afin de les épargner d’éventuelles catastrophes, en termes de pertes en vies humaines. La fermeture des écoles nous a imposé de nouveaux défis, en démontrant notamment les limites de notre système éducatif car, jusque -là, toute la formation se faisait en présentiel. Avec la fermeture des écoles, les élèves se retrouvant à la maison, dans une période de confinement incertaine, il fallait trouver des mécanismes pour continuer à assurer l’enseignement, malgré tous ces défis qui s’imposaient. L’impact a été ressenti sur le calendrier scolaire. Normalement, ce dernier prend fin le 2 juillet de chaque année. Mais, nous l’avons prolongée jusqu’au 8 septembre, avec la conséquence que les élèves n’auront pas une période normale de vacances. Entre le 8 septembre, le jour de la fermeture de l’année scolaire en cours, et le 4 octobre, le jour de l’ouverture de la prochaine année scolaire, nous n’aurons que 22 jours. Et, avec la troisième vague qui vient de s’annoncer, si on ferme encore les écoles, ne serait-ce que pour une semaine, une grave perturbation va affecter l’année scolaire en cours et la prochaine. Il y aura donc un chevauchement. Le système éducatif congolais a été surpris par cette pandémie, avec les défis qui se sont posés. Mais, tant bien que mal, nous avons pu trouver des solutions adaptées à nos moyens pour maîtriser la situation. Nous partageons nos expériences avec les autres pour voir, cette fois-ci, dans quelle mesure mettre en place une organisation pérenne, à même de prendre en charge ce type de situation.
Le ministère que vous dirigez gère un des programmes phares du gouvernement congolais, celui de la gratuité de l’enseignement. Comment ce programme est-il mis en œuvre ?
Lors de sa prise de fonction, le chef de l’Etat avait promis de rendre effective la gratuité de l’enseignement, inscrite à l’article 44 de la Constitution du pays, depuis son adoption en 2006. Depuis cette année et jusqu’en 2019, année de l’accession à la magistrature suprême du président de la République, Félix Tshisekedi Tshilombo, cette disposition constitutionnelle n’était pas appliquée. C’est le président de la République qui l’a rendue effective. Le reste, ce sont des effets induits que nous sommes en train de gérer. La mise en œuvre de la gratuité de l’enseignement a produit des effets positifs et des effets négatifs. Parmi les effets positifs, la gratuité de l’enseignement a permis à beaucoup d’enfants de regagner le parcours scolaire. On a ainsi estimé que 4 millions d’enfants ont regagné le chemin de l’école. Avant la gratuité, beaucoup de parents n’étaient pas en mesure de payer les frais scolaires. Un autre effet positif est que la gratuité a permis aux parents d’économiser toutes les ressources qui étaient affectées à la prise en charge des enseignants par les parents, et qui avaient un sérieux impact sur les budgets des familles. Cet argent peut ainsi être investi ailleurs.
Parmi les effets négatifs figure notamment le surpeuplement des classes. Actuellement, le nombre d’élèves dans une classe dépasse les standards admis internationalement, soit entre 45 et 50 élèves.
Parce que certains élèves ont quitté les écoles privées pour intégrer les écoles publiques ?
C’est l’un des effets induits de la gratuité, car nous avons connu une sorte de désertification des écoles privées qui ont enregistré une perte massive d’élèves souhaitant s’inscrire dans les écoles publiques, afin de bénéficier de cette gratuité de l’enseignement. Actuellement, je reçois plusieurs demandes de promoteurs d’écoles privées qui souhaitent céder leurs écoles à l’Etat, car ils n’arrivent plus à prendre en charge les enseignants et à supporter les frais de fonctionnement des écoles, faute d’élèves.
Nous gérons donc les effets induits, en réfléchissant notamment à comment construire de nouvelles écoles pour réduire sensiblement le nombre d’élèves dans les salles de classe ; comment construire de nouvelles salles de classe, au cas où on n’aurait pas les moyens de construire de nouvelles écoles et comment équiper les écoles en bancs, tableaux, etc. pour faciliter l’apprentissage et améliorer la qualité de l’enseignement.
Un des points d’achoppement de cette gratuité est relatif à la paie des enseignants. Avant, les parents payaient des frais scolaires qui permettaient aux écoles, à leur tour, de payer les enseignants. Actuellement, l’Etat est-il capable de payer les enseignants au même niveau ?
Tant bien que mal, l’Etat a pris en charge ses responsabilités. Aujourd’hui, nous parlons de la gratuité au niveau de l’école primaire ou école de base, mais la gratuité de l’enseignement n’est pas une nouveauté en RDC. Déjà, à l’époque coloniale, la gratuité s’étendait de l’école maternelle jusqu’à l’université. Donc, l’école maternelle, primaire, secondaire, supérieure et l’université étaient gratuites à l’époque coloniale. C’est autour des années 90, à cause de toutes les péripéties politiques de l’époque, que l’Etat a abandonné sa mission de l’éducation des enfants. A la suite des pressions des enseignants et des revendications des parents qui voulaient voir leurs enfants être formés, les parents ont accepté d’aider l’Etat, en prenant en charge les enseignants. A partir de cet instant, le secteur éducatif a cessé d’être sain et est devenu un secteur marchand.
En 2019, quand le président de la République décide retourner progressivement à la case départ, en commençant par la gratuité de l’enseignement au niveau primaire, nous avons observé quelques résistances, non pas parce que l’effectivité de la gratuité est impossible, mais les résistances sont dues à la cupidité de ce qui sont habitués à manipuler l’argent dans les salles de classe, au lieu de manipuler les ouvrages et les manuels scolaires. Les chefs d’établissement, les promoteurs d’école ainsi que tous les autres commerçants se son invités dans le secteur de l’enseignement et en ont fait un grand marché public pour faire du commerce sur le dos des élèves et se faire de l’argent, en lieu et place d’éduquer les élèves. Cette situation a affecté la qualité de l’enseignement. Qu’on ne vous trompe pas en évoquant le fait qu’avant d’appliquer la gratuité, il fallait une préparation économique. Il y a rien de sorcier. Les enseignants ont toujours été pris en charge par l’Etat. Aujourd’hui, nous avons des défis, mais l’Etat a accepté de prendre en charge tous les enseignants du Congo. Bien que le salaire ait été jugé modique ou insuffisant, nous sommes dans les pourparlers entre le gouvernement et les syndicats, afin d’améliorer ce salaire des enseignants, le rendre honorable, permettre à l’enseignant de pouvoir vivre de son travail et, ainsi, attirer des enseignants de carrière dans le secteur qui n’attire plus aujourd’hui. Les salaires sont insuffisants et modiques. La place a été laissée à certaines personnes peu sérieuses.
Par ailleurs, nous avons pris en charge le dossier des nouvelles unités d’enseignants encore non payés. D’ici une année, nous comptons résoudre tous les problèmes qui se posent dans notre sous-secteur, notamment la mise à la retraite de certains enseignants.
Comment allez-vous vous y prendre par rapport à cette question de la mise à la retraite de certains enseignants ?
Je suis à la tête du ministère de l’enseignement primaire, secondaire et technique depuis plus d’un mois. Mais, j’ai commencé ce combat pour l’assainissement de ce ministère, alors que j’étais encore député national. Je ne suis pas devenu ministre de l’enseignement pour identifier les problèmes, mais pour m’attaquer à tous ces problèmes et défis qui existent déjà, afin de trouver des solutions. La situation est catastrophique et explosive. On peut même déclarer l’état de siège à l’EPST. Nous allons résoudre chaque problème, étape par étape. A notre accession à la tête du ministère, nous avons dressé un rapide état des lieux pour obtenir des informations qu’on n’avait pas, afin de nous permettre d’orienter nos actions et de prendre des décisions en connaissance de cause. Le premier et le grand problème que nous sommes en train de régler est le nettoyage du fichier paie des enseignants. C’est un fichier qui comporte des établissements et des enseignants fictifs. Par conséquent, dans les finances publiques, les moyens ou les fonds qui peuvent être destinés à la résolution d’autres problèmes importants sont confisqués et patrimonialisés par certaines personnes sans foi ni loi, sans remords et sans scrupules. Trois jours après notre accession à la tête du ministère et après avoir économisé des ressources internes, c’est-à-dire les crédits de mon ministère, nous avons pris en charge tous les enseignants des nouvelles unités du niveau maternel, sur toute l’étendue du pays qui seront payés ou pris en charge à partir de ce mois de juin pour Kinshasa et juillet pour toutes les autres provinces. Toujours avec les mêmes moyens, c’est-à-dire les crédits de mon ministère, sans attendre les financements d’un partenaire ou d’un bailleur de fonds international ou des crédits supplémentaires du ministère du budget, nous avons dégagé d’autres ressources, toujours dans le cadre du nettoyage du fichier paie des enseignants. Nous avons augmenté, les frais de fonctionnement des écoles à hauteur de 20-25%, en tenant compte de leur taille, pour éviter que certaines écoles, qui se considèrent comme des références, estiment qu’elles n’arrivent pas à faire fonctionner les écoles normalement, notamment à cause de la gratuité de l’enseignement. Nous demeurons dans cet élan car, dans les mois qui vont suivre, nous allons travailler pour continuer à augmenter ces frais de fonctionnement afin de ne pas donner des prétextes à ces écoles. Les résultats de la prise en charge de toutes les nouvelles unités du niveau maternel dans tout le Congo et l’augmentation des frais de fonctionnement pour toutes les écoles publiques conventionnées sur toute l’étendue du territoire est le résultat du nettoyage dans 7 provinces éducationnelles sur 58.
Avant que je ne vienne en Italie, nous avons reçu le rapport préliminaire concernant toutes les provinces éducationnelles. Nous avons pu dégager un bonus de plus de 4 milliards de francs congolais, soit environ 2 millions de dollars Usd, après avoir élagué les établissements fictifs et les enseignants fictifs du listing paie du service de contrôle et de la paie des enseignants (SECOPE). Le fichier paie du SECOPE était sali par la présence de ces établissements et agents fictifs, occasionnant des détournements de fonds publics à ce niveau. Grâce à ce rapport préliminaire de toutes les provinces éducationnelles, nous avons donc pu régler deux grands problèmes à la fois, à la suite de trois opérations.
Par ailleurs, l’autre grand problème que nous avons trouvé dans notre sous-secteur est la présence de 87.000 enseignants qui sont éligibles à la retraite. Certains de ces enseignants sont âgés de 105 ans, 95 ans et 92 ans. On ne sait pas comment ils peuvent transmettre la matière. Il se pose ainsi un sérieux problème sur la qualité de l’enseignement. Il faut donc commencer par mettre tous ces enseignants à la retraite, de manière honorable, pour permettre le recrutement de nouvelles unités d’enseignants qualifiés. Depuis 35 ans, dans notre pays, aucun enseignant n’a été mis à la retraite. Ce sera donc pour la première fois, après 35 ans, que des enseignants seront mis à la retraite, grâce à l’opération du nettoyage du fichier paie. Ce sera une opération à double effet. Le premier effet consistera en ce que, à la fin de chaque mois, grâce aux ressources que nous aurons générés, nous allons envoyer à la retraite au moins 1500 enseignants. Ils ne seront plus dans le fichier paie du SECOPE, mais seront pris en charge par la direction de rente et survie. Entretemps, les postes qui se seront libérés, à la suite de leur départ, seront pourvus par 1500 enseignants nouvelles unités, au niveau secondaire, mais qui n’ont jamais été payés jusqu’à ce jour. Nous avons déjà réglé le problème au niveau maternel. Au niveau primaire, mon prédécesseur l’avait fait, mais j’ai appris qu’il y a encore des cas résiduels et nous allons nous en occuper. Nous avons, à peu près, 60.000 enseignants appelés « Nouvelles unités » à prendre en charge au niveau secondaire. Même ceux qui partent à la retraite touchent leur allocation de fin carrière, qui représente leur salaire mensuel multiplié par 13 mois. Mais, pour ôter tout malentendu, nous effectuons, en même temps, l’opération de la transposition des grades et des échelons. Donc, chaque enseignant sera pris en charge ou payé, selon son grade ou son échelon, multiplié par 13. Ainsi, chacun sera doté de son allocation de fin de carrière, selon son échelon ou son grade et va aller honorablement en retraite. Ils seront pris en charge par la direction de rente et survie. En même temps, nous sommes en train d’activer la caisse de retraite des enseignants pour continuer à prendre en charge les enseignants.
Vous avez fait allusion à des détournements de fonds au sein de votre ministère, y a-t-il des personnes qui sont poursuivies en justice ?
J’ai un agenda politique à réaliser à la tête de ce ministère. Ma mission se décline en deux objectifs. Le premier est le redressement du sous-secteur de l’enseignement primaire, secondaire et technique (EPST). Je suis professeur à la faculté de droit de l’université de Kinshasa (UNIKIN). Parfois, quand nous nous faisons passer des examens aux étudiants, à l’écrit ou à l’oral, nous assistons à des scènes de désolation en lisant les copies des étudiants, ne serait-ce que sur le plan de la forme. Il se pose un problème de lisibilité de ce que l’étudiant lui-même a écrit. Tout cela part de la base qu’est l’EPST. Ce n’est pas à l’université qu’on enseigne à un élève à parler ou à écrire en français ou encore à calculer. C’est à l’EPST. Voilà pourquoi, nous serons très rigoureux envers les élèves de maternelle, primaire et secondaire, parce que c’est la base pour une bonne formation de ces élèves qui seront les cadres de demain. Donc, nous avons pour mission de redresser ce sous-secteur et aussi la mission de chasser toutes les antivaleurs grâce à notre politique de rupture que nous avons imposée. Nous allons mettre hors d’état de nuire tous les commerçants qui sont venus faire des affaires dans le sous-secteur de l’EPST, afin de laisser travailler ceux qui ont la passion de l’enseignement et la vocation pour la formation des enfants. Les grandes batailles se gagnent sur le terrain moral.
Ma deuxième mission est de consolider la gratuité de l’enseignement qui est facile à appliquer. Les résistances que nous observons sont principalement liées à la nostalgie de certains dans la manipulation de l’argent, au détriment des élèves. Nous avons la mission d’assurer la pérennisation de la gratuité de l’enseignement pour le bien de nos enfants. Tous ceux qui militent contre la gratuité ont leur place en dehors du système. Ceux qui se seront rendus responsables d’actes criminels ou para criminels dans ce sous-secteur auront affaire à la justice.
Que voulez-vous que l’on retienne plus tard du professeur Tony Mwaba comme ministre de l’enseignement primaire, secondaire et technique ?
Ma carrière c’est l’enseignement. Je suis professeur à l’université et je suis également avocat. Je ne fais pas carrière en politique. Cette dernière est une charge, un service et un mandat. On m’a confié un mandat et je suis le 35ème ministre de l’EPST, c’est-à-dire qu’il y aura un 36ème ministre. Pendant que j’exerce mon mandat, j’essaie de poser les fondements et de redresser ce sous-secteur. On ne peut pas se permettre de s’amuser avec l’éducation des enfants. Le secteur de l’éducation de base est celui où tout le monde doit faire très attention. Nous ne ménagerons aucun effort pour redresser ce sous-secteur.
Twitter : @JPBodjoko E-mail : jeanpierre.bodjoko@spc.va
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