Le cri d’alarme d’un jésuite haïtien: «le peuple est aux abois»
Le père Jean Denis Saint-Félix, supérieur des Jésuites en Haïti, fait part de son inquiétude en décrivant la situation actuelle de son pays. Le tableau qu’il dépeint est particulièrement inquiétant, dominé par la violence et la misère de la population. «La crise commence à prendre une allure particulière. Pour un peuple qui vit au jour le jour, il est impossible de tenir. On a faim et soif», prévient-il. «Face à tout cela, les acteurs doivent assumer leurs responsabilités et tirer les conséquences en ce moment de grandes souffrances et de douleurs», explique-t-il également, appelant enfin à garder «confiance dans le Seigneur de la vie». En attendant, et malgré l’annonce de timides mesures économiques la semaine dernière, les tensions perdurent.
Ci-dessous, l’intégralité du billet du père Jean Denis Saint-Félix, publié le 14 février dernier.
Haïti: d’un pays bloqué à un pays ruiné
Comme vous le savez, la situation du pays – à laquelle vous avez pu communier lors de votre séjour – devient de plus en plus explosive. La population, livrée à elle-même, est restée coincée chez elle par peur de se retrouver au mauvais endroit et au mauvais moment. Partout, ici à Port-au-Prince comme dans les villes de province, c’est la peur et l’incertitude. Les manifestations quotidiennes se transforment en des scènes de violence et de pillage. La plupart des pompes à essence sont vandalisés, plusieurs commerces ont été saccagés et pillés, des véhicules surtout du service de l’État (S.E), sont brûlés ainsi que certaines institutions publiques et privées. La police est littéralement dépassée par les événements. Elle laisse faire au risque d’être victime par la foule en furie. Les autorités, le président de la république tout comme le premier ministre se taisent carrément, au grand mépris de tout le monde.
Dans la zone métropolitaine de la capitale, Port-au-Prince, ainsi que dans plusieurs villes de province, des pneus usagés enflammés, des pierres, des détritus, des carcasses de véhicules et de nombreux objets hétéroclites sont éparpillés en plusieurs quartiers, rendant difficile la circulation automobile, à l’intérieur des villes et sur les routes nationales, entre les différents départements géographiques. A l’instar des jours précédents, pour bloquer l’accès aux différentes voies et artères, des barricades, faites de débris divers, de pneus usagés enflammés, de pierres, etc., ont été dressés, un peu partout, à Port-au-Prince, comme sur les routes nationales ainsi que dans différents quartiers.
Les autorités, le président de la république tout comme le premier ministre se taisent carrément, au grand mépris de toute une population.
Je vois très difficilement comment ce gouvernement pourra continuer car il est décrié de toute part à cause de son incompétence et son incapacité de réagir bien et à temps. On réclame le départ pur et simple du président de la république, Jovenel Moïse ainsi que celui du premier ministre Jean Henry Céant. Le parlement est aussi décrédibilisé. Une sortie de crise n’est pas pour demain, même avec ces départs ou démission. Les options ne sont pas claires car l’opposition politique elle aussi ne jouit d’aucune crédibilité. Entre-temps, le peuple est aux abois, ça commence à trop durer. La crise commence à prendre une allure particulière. Pour un peuple qui vit au jour le jour, il est impossible de tenir. On a faim et soif.
Comme la population, nous sommes restés coincés dans nos communautés – prudence oblige. Nous sommes en communication constante. Le père Pérard qui était rentré pour la Consulte élargie n’a pas pu retourner dans le Nord. Je suis enfin rentré ce matin de Tabarre où le séminaire devait avoir lieu. Les rues étaient effrayantes et désertes, sauf que les barricades étaient encore visibles et des pneus brulaient encore. Les délégués sont retournés chez eux – j’admire leur patience et leur calme – j’ai laissé le dernier groupe, les cubains, à l’aéroport avant de rentrer. La délégation de la République Dominicaine (Max, Martin, Juan Ayala et Edward) sont encore dans nos murs car ils ont dû rebrousser chemin ce matin ne pouvant pas traverser les barricades de pneus enflammés. Ils sont actuellement au Centre de Spiritualité.
La Conférence des évêques (CEH) ont fait sortir une note hier pour déplorer la violence et inviter au respect des vies humaines et des biens matériels tout en exhortant les autorités à consentir des sacrifices allant dans le sens des intérêts supérieurs de la nation.
De notre côté nous pensons que cette situation ne peut ni ne doit plus continuer. Notre devenir comme peuple est totalement hypothéqué. Pendant ces derniers jours nous avons régressé énormément – l’économie déjà trop fragile a pris des coups énormes. Les pertes en vies humaines et en biens matériels sont déjà énormes. Depuis le 7 février la peur et l’angoisse ont gagné les esprits et les cœurs. Face à tout cela, les acteurs doivent assumer leurs responsabilités et tirer les conséquences en ce moment de grandes souffrances et de douleurs. Nous en appelons aussi à la solidarité de tous et de toutes pour que l’existence de notre peuple et son destin ne soient pas oubliés.
Nous gardons confiance dans le Seigneur de la vie, qu’Il nous donne la grâce de discerner les meilleures moyens d’être présent au milieu de son peuple pour que l’espérance puisse enfin germer sur cette terre.
Merci pour votre solidarité soutenue, votre prière et de partager ces nouvelles avec nos amis et collaborateurs
Fraternellement,
Jean Denis
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