Dimanche de la Parole de Dieu: «la Bible est faite pour être vécue»
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Dans toutes les paroisses du monde, des initiatives de lecture de la Bible fleurissent en ce premier dimanche de la Parole de Dieu. Un dimanche instauré par le Pape François le 30 septembre dernier, avec la publication de la lettre apostolique en forme de motu proprio Aperuit Illis. Dans ce texte, François rappelle toute la richesse et le caractère vivant des Écritures. Il souligne «l’urgence et l’importance que les croyants doivent réserver à l’écoute de la Parole du Seigneur». Le Saint-Père demande «de ne jamais s’accoutumer à la Parole de Dieu, mais de se nourrir de celle-ci (…)» et de «la partager avec ceux que nous rencontrons au quotidien, pour leur exprimer la certitude de l’espérance qu’elle contient». Un geste symbolique sera accompli en ce sens par le Pape ce dimanche: lors de la messe qu’il célèbrera à 10 heures en la Basilique Saint-Pierre, il remettra la Bible à 40 personnes représentant «diverses expressions de notre vie quotidienne».
La Bible, nous en sommes plus ou moins familiers. C’est en compagnie d’un spécialiste que nous vous proposons de l’ouvrir. Le père Jean-Louis Ska est un jésuite et bibliste belge, professeur émérite à l’Institut Biblique pontifical à Rome. Depuis 1983, il y enseigne l’exégèse du Nouveau Testament, et s’est spécialisé dans le Pentateuque.
Partons du Pape François, qui a institué ce Dimanche de la Parole de Dieu. Pensons à ses homélies à Sainte-Marthe, à ses appels répétés à garder sur soi une petite Bible… Aurait-il perçu une urgence spirituelle pour notre époque ? Faut-il retrouver le goût de la Parole de Dieu ?
Je pense que oui, certainement dans le monde catholique, la Bible n’a pas l’importance qu’elle a par exemple dans le monde protestant ou dans le monde juif. Le «bon protestant», autrefois au moins, lisait tous les jours une page de la Bible. Et dans le monde juif, un «bon juif pieux», normalement, lisait – mais sans doute y en a-t-il encore certains qui le font aujourd’hui – une page de la Torah, donc du Pentateuque, des cinq premiers livres de la Bible, et le commentaire de Rashi - de Rabbi Chlomo ben Itzhak, du Moyen-Âge, un grand commentaire. Je ne sais pas si beaucoup de catholiques ont jamais pris cette habitude de lire la Bible au moins tous les jours. Peut-être que cette initiative va rappeler aux bons chrétiens que la Bible est au centre de leur vie ; c’est l’un des éléments essentiels de notre formation chrétienne.
«Ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ», disait saint Jérôme. Vous avez évoqué ce contact moins fréquent avec les Écritures. On peut aussi relever une certaine ignorance vis-à-vis de la Bible. Comment peut-on l’expliquer ?
C’est certainement le fuit d’une longue histoire, entre autres à partir de la Réforme. Il ne faut pas oublier que pendant un certain temps, il était interdit d’avoir la Bible, interdit de lire la Bible. Tout cela a changé bien entendu, petit à petit, et certainement à partir du Concile Vatican II, qui a beaucoup encouragé la Bible. D’ailleurs j’enseigne à l’Institut Biblique, et juste après le Concile, le nombre des étudiants a doublé, tout simplement. Même dans les séminaires, on enseignait peu la Bible, on en enseignait l’essentiel. On se servait de la Bible : on s’est beaucoup servi de la Bible en théologie, pour trouver les arguments en faveur des grandes thèses, de la dogmatique, de la christologie, de l’ecclésiologie, mais on ne lisait pas la Bible comme telle, au fond. Et c’est certainement ce qui a changé à partir du Concile… et déjà auparavant. Bien sûr, l’École Biblique de Jérusalem a beaucoup contribué à rendre la lecture de la Bible plus populaire dans le monde francophone. Il y a eu d’autres initiatives, comme par exemple dans le monde liturgique : on a commencé à relire davantage, à remettre en valeur la lecture de la Bible, de l’Ancien et du Nouveau Testament dans la liturgie. Mais c’est vrai qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire, parce que la Bible n’est pas facile à lire. Ce n’est pas tout à fait la même chose de lire L’Iliade ou L’Odyssée ou L’Énéide ou La Chanson de Rolland, mais enfin ce n’est pas tout à fait notre langue, et surtout ce n’est pas écrit dans le style auquel nous sommes habitués. Il faut du temps pour entrer, il faut du temps pour s’habituer… Il y a beaucoup de textes qui sont très concis, donc il faut s’habituer à aller chercher l’arrière-fond. Il faut comprendre aussi les conventions de ces textes, avant de pouvoir mieux les comprendre.
Avez-vous des «petits trucs» concrets pour rentrer dans la Parole de Dieu, pour savoir prendre le temps à une époque où tout va vite ?
L’important serait de faire comme les juifs pieux, de lire non seulement la Bible, mais de lire aussi un commentaire. La Bible, c’est une partition. Je vais reprendre un image de mon professeur Luis Alonso Schökel [jésuite espagnol, professeur au Biblicum pendant 40 ans, ndlr] qui disait «le texte, c’est une partition, une partition de musique. Mais ce n’est pas de la musique. Il y a de la musique lorsqu’on interprète. Donc lorsqu’on donne la musique, il faudrait donner aussi l’instrument qui permet de le jouer». Et cela pour les Juifs, c’est Rashi, c’est une interprétation qui permet d’interpréter soi-même.
Un moyen très simple, c’est d’avoir une bonne traduction et une bonne Bible. Tout le monde ne peut pas lire dans le texte original bien sûr, tout le monde ne connaît pas le grec, l’araméen ou l’hébreu… mais d’avoir une Bible avec des introductions et des notes, et surtout des références marginales. Et donc d’aller chercher, voir ces références, d’aller voir ces autres textes, et de se créer une «carte» de la Bible, d’aller voir les textes parallèles, semblables, apparentés, et finalement de se familiariser petit à petit avec cet immense paysage qu’est le texte biblique, et de commencer à lire quelques commentaires classiques à propos des textes bibliques. Il y a toute une série de collections en français, et il y a encore des collections qui sont en train de se publier.
C’est peut-être important de commencer avec le Nouveau Testament, que l’on connaît un petit peu mieux. On ne le connaît pas si bien que ça, mais on le connaît quand même un peu mieux que l’Ancien Testament. L’Ancien Testament est difficile, il y a beaucoup de pages très difficiles même.
Y a-t-il quand même quelques «portes d’entrées» dans l’Ancien Testament ?
Oui, ce sont les beaux textes de la Genèse, l’histoire de Joseph par exemple se lit très bien, la réconciliation d’une famille qui s’était divisée… Ou bien les récits sur Abraham. Peut-être un peu moins connu mais très intéressants aussi, ce sont les récits sur Jacob. Et puis il y a les récits de la Genèse, mais ils ont été tellement exploités qu’on a finalement du mal à les relire avec des yeux neufs : les récits de la Création, de la chute, le Déluge, la tour de Babel… Si on aime un peu la poésie, on peut lire les psaumes. Ils ne sont pas toujours faciles, il y a parfois des expressions, des phrases ou des façons de parler qui peuvent choquer, comme les malédictions contre les ennemis. Nous ne sommes plus habitués à ça, nous sommes plus habitués au style des Béatitudes et à l’amour des ennemis plutôt qu’aux malédictions des ennemis. Mais enfin, avec un peu d’habitude on peut entrer dans la poésie et la prière des psaumes. Il y a aussi quelques grands textes prophétiques, mais ils sont un peu plus difficiles, car il faut à chaque fois les resituer dans un contexte historique et ce n’est pas toujours très simple : là c’est important aussi d’avoir une bonne Bible avec de bonnes introductions et des notes.
À une époque à tout passe par l’image – dans la publicité, les photos… -, comment se confronter à une tradition écrite et orale, mais sans les images ?
Ce n’est pas très simple. À nouveau je vais citer mon professeur Luis Alonso Schökel qui disait: «Le problème des étudiants de notre Institut Biblique, ce n’est pas de lire la Bible, c’est de lire». Réapprendre à lire. Bien sûr nous avons des images et bien souvent, au lieu d’un roman nous regardons un film, ou des choses de ce genre-là. Mais il faut réapprendre à lire car c’est nous qui formons les images. À partir des mots, des phrases, des métaphores, à partir des expressions et surtout des conventions littéraires de la Bible, c’est à nous de recréer un monde, recréer un univers, recréer les émotions, recréer les convictions, et retrouver les valeurs fondamentales… c’est cela qui est important : lorsqu’on lit, on interprète et donc on donne sens, on fait chanter les textes. Il faut réapprendre à faire chanter les textes. Lorsqu’on regarde la télévision ou un film, la musique nous est donnée. Ici, c’est à nous de chanter, de jouer les textes.
Peut-être qu’apprendre des phrases par cœur peut aider?
Certainement. Ça peut aider d’apprendre certains récits, certains poèmes, comme les psaumes, ou certains passages du Cantique des cantiques. On peut les réapprendre par cœur et se les réciter lorsqu’on se promène, lorsqu’on est dans l’autobus, dans le train ou à l’aéroport… Ou quelques phrases importantes ; il y a de très belles phrases qu’on retrouve dans la Bible, dans les Proverbes par exemple, il y a certains proverbes qui sont très bien ciselés. Les réapprendre et se les répéter. Cela entre dans la mémoire et nourrit la mémoire, et puis ça grandit dans la mémoire…
… et ça transforme la vie finalement ?
Ça transforme la vie, car la vraie interprétation, c’est l’interprétation vécue. La Bible est faite pour être vécue, et je pense que c’est un de ses buts principaux : petit à petit, assimiler l’essentiel de la Bible pour pouvoir le vivre. Et cela se fait aussi lentement, je crois. Peu à peu, les images, les personnages, les exemples qui sont donnés par la Bible vont pénétrer, vont nourrir la mémoire, nourrir la personnalité, et puis vont nous revenir spontanément, à certains moments. Cela va devenir une seconde nature.
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