Faire revenir les jeunes en Syrie, le combat de l’archevêque d’Alep
Entretien réalisé par Marine Henriot - Cité du Vatican
Plus de 380 000 morts, plus de la moitié de la population déracinée et un pays en ruines: déclenchée en mars 2011, la révolte contre le pouvoir en Syrie s'est muée en une guerre dévastatrice, impliquant groupes rebelles, mouvements jihadistes et puissances étrangères.
Selon l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), la crise syrienne représente l'une des situations d'urgence les plus graves et les plus complexes au monde, le conflit ayant considérablement affaibli le système de santé.
Dans certaines régions, les taux de handicap atteignent 30 % de la population, soit le double de la moyenne mondiale (chiffres de mars 2019).
La guerre a entraîné la plus grande vague de déplacements depuis la Seconde Guerre mondiale. Plus de la moitié de la population d'avant-guerre a été déplacée à l'intérieur du pays ou a été contrainte de fuir à l'étranger. Selon l'ONU, le nombre de réfugiés s'élève à 5,5 millions et le nombre de déplacés internes à plus de 6 millions (en février 2020).
Parmi ces réfugiés, de nombreux jeunes, obligés de fuir leur pays: pour éviter de périr sous les bombes, pour ne pas faire le service militaire de 18 mois obligatoire, pour trouver une source d’argent à envoyer à sa famille depuis l’étranger… Pour vivre.
Mgr Jean-Clément Jeanbart, de l’Église grecque-catholique melkite, est archevêque d’Alep depuis 1995. Son combat: protéger les jeunes en Syrie, et lutter contre ce départ obligatoire des jeunes syriens. Il a ainsi lancé plusieurs programmes à Alep pour aider concrètement les jeunes, dont un programme d’aide au logement.
Beaucoup de jeunes quittent le pays. Soit pour échapper au service militaire, à la mobilisation, soit parce qu’ils ne peuvent pas se marier, les maisons sont inabordables. Pour vous donner une idée, avec l’inflation, une maison qui pouvait valoir deux ou trois millions de livres syriennes, vaut aujourd’hui 30 millions. Le salaire moyen allant jusqu'à 100 000 livres, le loyer est impossible à payer.
Au quotidien, en tant qu’homme d’Église vous êtes directement confrontés au désespoir de ces jeunes, et cette difficulté d’accès au logement est une problématique qui revient régulièrement …
Il y a un an, un papa est venu me trouver et m’a dit «Écoutez Monseigneur, mon fils veut quitter le pays. Je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu il veut partir, tenter l’immigration, ce n’est pas à cause du service militaire et de la mobilisation car il est fils unique, donc pas mobilisable. Et mon fils m’a finalement expliqué : “Papa écoute, moi si je veux me marier, comment puis-je avoir une maison, il me faut 40 ans pour avoir une maison ? c’est inimaginable”». Alors j’ai enfin compris, j’ai essayé de rassurer ce père de famille, de lui dire que la situation allait s’améliorer que les salaires allaient augmenter... mais moi-même je n’étais pas convaincu de ce je disais.
J’ai pensé toute la semaine à ce problème, puis je me suis rendu que ce jeune-là n’était pas le seul dans son cas, qu’il devait y avoir des centaines de jeunes comme lui qui sont dans cette situation impossible.
Dans votre ville à Alep vous êtes donc en train de mettre en place un grand projet pour que les jeunes aient un accès au logement facilité. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Nous avions des parcelles de terrains constructibles, et nous avions un peu d'argent mis de côté: j’ai lancé un projet d’habitat pour trois immeubles, ce qui représente environ 100 appartements. En ce moment nous en sommes au troisième étage. J’ai voulu donner à ces jeunes qui veulent se marier une maison à loyer symbolique, qui ne représente pas plus de 15 ou 20% de leur salaire. Grâce à Dieu, cela fonctionne. Car avec tout ce que nous pouvons leur donner, si nous leur donnons pas la possibilité de s’établir, de se marier et d’avoir une famille, c’est inutile. Au début de l’année prochaine, nous commencerons à mettre ses maisons à disposition de nos jeunes. Je suis très content, même si nous avons sacrifié ces terrains qui valait assez cher, même si nous avons sacrifié ce que nous avions comme réserve financière, je suis content car cela va aider beaucoup de jeunes, et cela permettra aussi au diocèse d’avoir quelques rentes pour survivre.
Mais alors concrètement, quels mots trouver, que proposer à ces jeunes qui se trouvent devant le choix, presque l’obligation, de quitter leur pays ?
C’est une bonne question. C’est ce que j’essaie continuellement de faire, et mes confrères également. Je vais vous dire une chose, à un moment donné la situation était tellement critique… Je voyais beaucoup de monde partir, des organisations non-gouvernementales, même chrétienne, organiser des départs en groupe, ce qui m’a vraiment révolté. Je me suis dit, si je dis aux jeunes «Ne partez pas», c’est de la blague, cela sera comme si je n’avais rien dit. J’ai donc beaucoup pensé, j'ai pris mon courage à deux mains, et j’ai lancé un programme retour que j’ai intitulé «Alep vous attend». Pour tous ceux qui veulent revenir, nous sommes prêts à les aider nous sommes prêts à payer leur voyage. Je me suis dit de cette façon ils vont comprendre que nous tenons vraiment à leur présence.
Dans le même temps, je fais des discours qui leur rappellent leurs racines, que cette terre est une terre sainte dans laquelle nos ancêtres ont beaucoup donné et se sont sacrifiés pour continuer à vivre et être fidèle à l’Église, et que nous avons une mission de témoignage envers les musulmans. et il faut que ce discours soit lié à l’action.
Avant d’annoncer mon projet «Alep vous attend», j’ai passé une nuit blanche, en train de me dire «est-ce que je le fais, ils vont se moquer de moi, mais qu’est-ce qu’il dit ce Mgr Jeanbart, il est stupide, tout le monde part et lui il dit “venez…” » Finalement, j'ai prié, et à un moment j’ai ouvert l’évangile, je suis tombée sur le passage de la pêche miraculeuse, où les apôtres pendant toute la nuit ont essayé de pêcher un seul poisson ils n’ont pas pu… Puis le Seigneur m’a dit d’y aller, de jeter ses filets. Et j’ai pu pour le moment faire revenir 120 personnes, depuis deux ans.
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