La dévotion mariale, une chance pour guérir la blessure franco-algérienne?
Cyprien Viet – Cité du Vatican
Dans une homélie de 1993, le bienheureux Christian de Chergé, alors prieur du monastère de Tibhirine, avait présenté l'épisode de la Visitation de Marie à sa cousine Élisabeth comme une métaphore de la disponibilité de chaque consacré à recevoir le message de Dieu, jusque dans des contextes inattendus et surprenants, comme c'était le cas pour les religieux chrétiens restés ou arrivés en Algérie après l'indépendance. «J'imagine assez bien que nous sommes dans cette situation de Marie qui va voir sa cousine Élisabeth et qui porte en elle un secret vivant qui est encore celui que nous pouvons porter nous-mêmes, une Bonne Nouvelle vivante. C'est son secret et c'est aussi le secret de Dieu. Et pourtant, tout en elle déborde, mais elle ne sait pas», remarquait le frère Christian.
En relisant cet épisode, il remarquait que «quand Marie arrive, elle commence par dire "as-salam alaikum! Que la paix soit avec vous!" Et ça c'est une chose que nous pouvons faire. (…) Si nous sommes attentifs et si nous situons à ce niveau-là notre rencontre avec l'autre, dans une attention et une volonté de le rejoindre, et aussi dans un besoin de ce qu'il est et de ce qu'il a à nous dire, vraisemblablement, il va nous dire quelque chose qui va rejoindre ce que nous portons, montrant qu'il est de connivence ... et nous permettant d'élargir notre Eucharistie».
Lui aussi béatifié le 8 décembre 2018, Mgr Pierre Claverie, alors évêque d’Oran, décrivait Marie dans une dynamique semblable lors d’une retraite prêchée en 1988: «Marie est notre modèle puisque, comme elle, nous sommes appelés à donner chair à la parole de Dieu et à porter cette parole à ceux que nous rencontrons, et plus encore, à la recevoir d'eux. Laisser Dieu être en nous, nous habiter, telle est la plus belle vocation humaine.»
Marie offre ainsi un modèle de communication, d’écoute, de respect, qui a enraciné cet engagement radical des moines de Tibhirine, de Pierre Claverie et des autres martyrs chrétiens d’Algérie dans une dynamique de rencontre et de fraternité avec le peuple algérien, ce qui n'allait pas de soi pour cette génération marquée par la violence des combats ayant abouti à l’indépendance de 1962. Aujourd’hui aussi, l’inspiration mariale peut soutenir la construction de liens de compréhension entre la France et l’Algérie, et aider à guérir les blessures qui persistent près de 60 ans après la décolonisation, y compris au niveau des États.
Une réconciliation sous le regard de Marie: l'exemple franco-allemand
L’histoire politique de l’Europe a montré que la référence à Marie peut aider à surmonter des désaccords qui, sur une pure base géopolitique ou économique, pourraient sembler indépassables. La construction de l’amitié franco-allemande en constitue un exemple intéressant.
Après la Seconde Guerre mondiale, la figure de Marie fut centrale dans cette réconciliation, à travers trois symboles: tout d’abord, le sanctuaire de Lourdes fut le premier lieu en France à recevoir des soldats allemands en uniforme, dès les années 1950 dans le cadre des pèlerinages militaires internationaux, peu après l'établissement de la République fédérale d’Allemagne et de son armée, la Bundeswehr. La dimension mariale de ce lieu permettait de dépasser les blessures de la Seconde guerre mondiale.
Deuxième symbole: les 12 étoiles du drapeau européen, officiellement adoptées par les institutions européennes en 1986 mais instituées à l’origine pour le Conseil de l’Europe le 8 décembre 1955, jour de la fête de l’Immaculée Conception, ont une connotation mariale qui semble flagrante, même si ses concepteurs ont démenti toute inspiration religieuse, revendiquant plutôt un symbole esthétique d’harmonie et d’unité.
Enfin, la messe pour la paix du 8 juillet 1962 à la cathédrale Notre-Dame de Reims, en présence du général de Gaulle et du chancelier allemand Konrad Adenauer, montrait bien que ces dirigeants de deux États modernes et en voie de sécularisation avaient ressenti le besoin de se mettre sous le regard de Dieu, dans un lieu dédié à Marie, pour sceller la fin d’un long cycle de conflits meurtriers.
De même qu'elle accompagné la réconciliation franco-allemande, aujourd’hui, la Vierge Marie peut avoir une place dans un processus de guérison des blessures entre la France et l’Algérie, dans la vie politique comme dans l’intimité spirituelle des personnes. Elle peut notamment soutenir ceux qui demeurent éprouvés par les déchirures de la migration, que l’on pense aux pieds-noirs contraints de quitter l’Algérie en 1962 ou aux Algériens ayant émigré dans des périodes plus contemporaines.
Alger-Marseille : Marie “embrasse” les deux rives de la Méditerranée
La ressemblance architecturale fut une source de consolation pour tous ceux qui durent quitter l’Algérie au fil des soubresauts de l’histoire et prirent le bateau pour la France: la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, à Marseille, surplombe la cité phocéenne tout comme la cathédrale Notre-Dame d’Afrique, à Alger, domine la baie de la capitale algérienne. Cette protection mariale a rythmé la vie quotidienne de nombreux habitants des deux villes au fil des siècles et c’est encore le cas aujourd’hui.
Ces deux lieux de pèlerinage qui se font face du nord au sud de la Méditerranée, de sa rive européenne à sa rive nord-africaine, donnent ainsi l’image d’une étreinte de Marie pour ces deux peuples français et algérien dont les destins furent liés et le sont encore, avec de nombreuses douleurs, violences et incompréhensions, mais aussi avec des liens d’amitié et de fraternité dont les 19 bienheureux ont offert un exemple encore gravé dans les mémoires de la population algérienne.
En vue de la béatification du 8 décembre 2018, la prise en charge par les autorités algériennes d’une partie des frais de restauration de la chapelle Notre-Dame-de-Santa-Cruz, à Oran, tout comme ce fut le cas quelques années plus tôt pour la cathédrale Notre-Dame d’Afrique à Alger, est le signe d’une logique de fraternité qui, sous le regard de Marie, dépasse les appartenances confessionnelles. Cette réhabilitation de la cathédrale d’Alger fut l’un des grands chantiers, au sens propre comme au figuré, de Mgr Henri Teissier, décédé il y a une semaine, lors de ses dernières années de service comme archevêque d’Alger, jusqu’en 2008.
Marie, une figure respectée par les musulmans
Il est important de souligner que Marie, appelée Maryam dans le Coran, dans lequel elle est cité à 34 reprises, est aussi vénérée par les musulmans, et notamment par les femmes de culture algérienne. La conception virginale de Jésus, considéré comme un prophète, fait en effet partie de la doctrine musulmane. En France, les curés de certaines paroisses ont l’habitude de voir des femmes musulmanes, voilées ou non, venir dans les églises pour déposer des bougies devant des statues de la Vierge. Ces actes de dévotion, souvent privés et intimes, peuvent parfois déboucher sur de réelles amitiés, et certaines femmes musulmanes s’impliquent ainsi dans des œuvres caritatives comme le Secours catholique, ou même dans les associations de parents d’élèves de l’enseignement catholique.
La figure de Marie représente donc une occasion de compréhension et d’empathie. La dévotion à Marie, les honneurs dus à la mère de Jésus, sont des dimensions de la vie spirituelle chrétienne qui sont tout à fait accessibles et compréhensibles pour les musulmans, contrairement à d’autres notions théologiques, comme la Trinité, beaucoup plus difficile à expliquer dans un discussion avec des musulmans. Mais avec la même “maman”, même avec des désaccords, il est possible de se reconnaître comme “frères”. Et ce parcours de confiance réciproque peut amener à respecter la liberté spirituelle de chacun, y compris en cas de conversion, un phénomène qui nécessite toujours une réponse délicate et prudente, mais qui, selon le droit, peut être assumé en Algérie comme en France.
La béatification, source de consolation et de paix pour le peuple algérien
La messe de béatification du 8 décembre 2018 s’était tenue en extérieur, sous un soleil printanier presque étonnant pour cette période de l’année, et le bleu du ciel avait une tonalité mariale qui n’était probablement pas le fruit du hasard. Cette cérémonie avait constitué un moment d’espérance pour toute la population algérienne, et pas seulement pour les chrétiens. La tonalité pacifique et inclusive des manifestations qui débutèrent quelques semaines plus tard dans le pays peut être perçue aussi, dans une certaine mesure, comme un fruit de cet évènement.
Alors que les traumatismes de la “décennie noire” sont encore un tabou pour beaucoup en Algérie, la béatification de Pierre Claverie et de ses compagnons, qui a fait la une des médias algériens, avait permis une certaine libération de la parole, avec compassion et délicatesse. Les victimes algériennes de la guerre civile furent en effet pleinement incluses dans la prière, avec notamment une minute de silence au début de la messe, et qui donna lieu à un recueillement impressionnant dans toute l’assistance, incluant les évêques, les prêtres, les imams, les policiers, les journalistes installés en tribune de presse, ou encore les étudiants d’Afrique subsaharienne présents dans la chorale.
Cette unité entre des personnes si différentes, dans un sanctuaire marial, répondait aussi aux mots du Pape François à la fin de son message lu lors de cette célébration, et qui s’adressait essentiellement aux Algériens : «Nous sommes heureux que cette célébration puisse se vivre dans un sanctuaire dédié à la Vierge Marie, qui est particulièrement présente dans nos deux traditions religieuses. Que le regard maternel de la Bienheureuse Vierge Marie, pleine de grâce, toute belle et toute pure, vous protège et vous garde.»
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