Abraham, patriarche, figure de foi et apôtre du Dieu unique
Entretien réalisé par Manuella Affejee - Cité du Vatican
Comment comprendre la nature et la valeur de cet héritage commun du judaïsme, christianisme et islam? En quoi l’expérience d’Abraham marque-t-elle encore aujourd’hui la vie de foi du chrétien?
Olivier Catel est prêtre dominicain, étudiant à l’École biblique et archéologique française, ainsi qu’à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il est spécialiste de la Bible hébraïque.
L'historicité d'Abraham continue de faire débat. Comment se positionne l'exégèse biblique au regard de cette question?
Pendant longtemps l’exégèse biblique a voulu tenir une forme d’Histoire sainte. Quand on regarde les vieux manuels d’il y a un siècle, on lit que «notre père Abraham» avait vécu en 1850 av. JC (XIXe siècle). En fait, on s’est rendu compte avec l’archéologie et l’étude attentive du texte que le monde qui est reflété dans le livre de la Genèse ainsi que le contexte étaient plutôt du XIIIe siècle. Et nous avons des petits détails qui peuvent nous faire sourire: par exemple le fait qu’il y ait des chameaux dans les histoires d’Abraham… On sait que les chameaux ne sont arrivés en Terre Sainte qu’au XIIIe siècle. Donc nous avons un contexte du XIIIe siècle, de ce monde cananéen qui correspond aujourd’hui à la Terre Sainte. (…) Du XIIIe siècle, nous arrivons au VIe av JC, là où tout s’est fait. C’est l’époque de l’exil à Babylone et c’est là que la Bible a été, non pas écrite, mais composée et éditée dans la forme que nous connaissons aujourd’hui, pour l’Ancien Testament. Cette figure d’Abraham va devenir éminemment importante pour les exilés qui sont à Babylone, pas très loin d’Ur ; il va être le modèle de celui qui va revenir, ou plutôt aller en Terre Sainte. Les exilés se disent: «Abraham a habité la même terre que nous, et il a fait le même chemin de retour vers la Terre Sainte». Et au VIe siècle, ces exilés vont revenir dans la Terre promise après l’édit de Cyrus, le roi perse.
Abraham est l'exilé, l'itinérant, l'étranger, le guerrier, le père... Quel regard porter sur ces archétypes qu'il incarne, dans notre vie de foi?
Son histoire commence au chapitre 12 de la Genèse et il incarne la figure de la vocation, d’un homme qui est appelé par Dieu et qui va répondre à cette demande en partant sur les routes, alors qu’il est déjà âgé.
Pour le chrétien, cela renvoie à l’importance de répondre aux appels de Dieu, sachant qu’il y a une bénédiction, une promesse qui nous est toujours faite, même si l’on ne sait pas exactement comment elle va se réaliser. Abraham part en ne sachant pas où il va, ni ce que ce Dieu unique qu’il chérit et adore va lui donner.
On sait combien la vie chrétienne est difficile, on sent des appels, et tout repose sur la notion essentielle que représente Abraham, c’est-à-dire la foi, la confiance en Dieu et dans son projet pour nous. Abraham va comprendre que ce Dieu qu’il apprend à découvrir lui veut du bien puisqu’il va lui donner une descendance et une bénédiction qui demeurent jusqu’à aujourd’hui.
Quelles sont les caractéristiques de sa relation à Dieu?
La lettre aux Hébreux va faire d’Abraham le personnage de la foi. Pour les juifs et les musulmans ce sera sans doute un peu différent mais pour ce qui est de la tradition chrétienne la plus ancienne, c’est la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, quoiqu’il arrive. Abraham va être ce modèle de croyant qui suit Dieu, et c’est là sa caractéristique principale. Il va aussi intercéder, notamment pour Sodome et Gomorrhe: l’homme, plein de foi, a confiance en ce Dieu qui protège et il va être prêt à prier pour sauver ces villes, pour leur apporter le salut. Ce sont donc les deux dimensions les plus importantes: la foi et l’intercession.
Ce qui marque, c’est aussi son intimité avec Dieu, lui qu’on appelle justement « l’ami de Dieu »…
Oui, la ville d’Hébron s’appelle en arabe, al-khalil, le bien-aimé. C’est le nom d’Abraham, le «bien-aimé de Dieu». Il a cette relation directe, en conversation (…), il est vraiment «l’ami de Dieu». Il est dans un cœur-à-cœur avec lui, tout au long de sa vie et c’est à travers cela qu’il va dessiner son chemin et celui du peuple que Dieu se choisit, Israël, le «peuple d’Abraham, d’Isaac et de Jacob».
Abraham est appelé par Dieu à devenir le "père d'une multitude". Il est donc coutume de voir en lui le père des croyants des trois grands monothéismes. À cet égard, peut-on parler d'un héritage commun du judaïsme, christianisme et islam? Comment le faire fructifier?
En effet, il y a un héritage commun, surtout du point de vue juif et chrétien, car nous avons les mêmes textes. Dans l’Islam, il y a des récits différents sur Abraham, qui sont en partie inspirés de commentaires juifs des IVe-Ve siècle. Cet héritage, c’est de revenir à une figure commune, ancienne, parfois en purifiant les traditions que nous avons ajoutées au fur et à mesure des siècles, pour faire vraiment l’expérience de nos ressemblances mais aussi de nos différences.
Dans le judaïsme, Abraham est avant tout la figure du patriarche, le père du peuple; il est celui qui reçoit la promesse de la terre.
Dans le christianisme, comme dit auparavant, il représente plutôt la foi.
En Islam, de ce qu’on peut lire dans le Coran, c’est celui qui fait l’expérience profonde de l’unicité de Dieu, qui découvre le Dieu unique.
L’on s’enrichit en découvrant ses différences. Comme chrétien, que veut dire pour moi de revenir sur cette expérience de Dieu unique ? Que signifie pour moi la promesse d’une terre ? (…) Je crois qu’à travers cet héritage commun, on peut entrer dans un dialogue en vérité, (…) en tous cas, arriver à une connaissance et une estime mutuelles de nos différentes traditions.
Quel regard portez-vous sur le voyage d'un successeur de Pierre sur la terre du patriarche biblique?
Ce que va faire le Pape François, saint Jean-Paul II avait déjà voulu le faire. C’est un peu comme l’histoire d’Abraham, c’est Terah, son père, qui a commencé le chemin vers la Terre Sainte. (…)
Le voyage du Successeur de Pierre est bien à l’image du Pape François qui veut se mettre en dialogue -on sait à quel point cela est important pour lui, on l’a vu avec l’imam d’Al-Azhar-, aller à la rencontre des peuples meurtris qui n’ont sans doute plus d’espérance et qui doivent redécouvrir leur appel commun, comment Dieu les appelle aujourd’hui à avancer ensemble, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Et je crois que, de ce point de vue-là, le voyage du Pape dans les plaines d’Ur est fondateur pour un vrai dialogue et pour essayer de rebâtir quelque chose ensemble dans des pays détruits.
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