L'esprit des moines de Tibhirine continue à infuser dans l'âme de l'Algérie
Cyprien Viet - Cité du Vatican
Ce 21 mai marque le 25e anniversaire de l’annonce de l’assassinat des sept moines de Tibhirine, enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, et finalement exécutés après de longues et infructueuses tractations impliquant les gouvernements français et algérien et certains groupes islamistes.
Ces moines figurent parmi les victimes de la décennie noire en Algérie, qui avait coûté la vie à plus de 150 000 personnes, parmi lesquelles 19 religieux catholiques au total, qui ont été béatifiés le 8 décembre 2018 à Oran.
Enquêteurs et historiens débattent encore aujourd’hui de l’exactitude de cette date officielle du 21 mai 1996 : il est possible qu’en réalité, ils aient été exécutés plusieurs jours auparavant, et une grande confusion demeure sur les circonstances exactes de leur mort. Mais au-delà de ces zones d’ombre, c’est bien un souvenir lumineux qu’ils ont laissé aux Algériens qui les avaient connus, tout comme à ceux qui ont découvert leur parcours après leur mort.
Leïla Tennci est une femme algérienne musulmane, doctorante en philosophie et directrice du Centre de Documentation Économique et Sociale Sophia, un organisme rattaché au diocèse d’Oran, qui fournit aux étudiants des ressources dans le domaine des sciences humaines. Profondément bouleversée par le témoignage de vie de moines de Tibhirine, elle nous témoigne de son parcours personnel et de l’empreinte laissée par les moines dans la société algérienne actuelle.
Moi, je n'ai pas connu les moines de manière physique durant leur vie, mais je les ai connus quelques années après, avec un mûrissement de personnalité, et l’effet de certains médias, d’une documentation, et la sortie également du fameux film Des Hommes et des Dieux. J’ai ressenti le besoin de découvrir ces personnes qui ont tout donné pour l'Algérie, pour leurs frères, et ça m'a tellement touchée que j'en étais malheureuse, j'ai vécu des moments très difficiles.
Je me suis dit que la solution serait de m’y rendre, d’aller à ce monastère qui pour moi était loin, un idéal, un exemple, une image… Donc j’ai décidé un jour de partir avec mon sac à dos sur cette montagne pour trois jours, en plein hiver, et j'ai vécu ces trois jours en cherchant les traces des moines. J’interpellais les villageois et les ouvriers qui travaillaient dans le monastère à cette période-là, et je recherchais ces moines, dans leur absence… Il se passait des choses en moi, je n'arrêtais pas de pleurer, de leur parler, d’aller au cimetière, de leur dire des mercis sans issue… Il y avait en fait peut-être une sorte de culpabilité qui remontait à chaque fois, que je n'arrivais pas à résoudre, parce que ces personnes avaient choisi librement de vivre leur vocation de moine le plus simplement possible. Ils travaillaient la terre, ils partageaient la pauvreté et la vie des villageois, leur demeure. Ils étaient pour les Algériens chez eux, sur leur terre.
Je peux dire que les Algériens n’imaginaient jamais, à aucun moment les chasser ou les voir partir. Au contraire, les Algériens avaient énormément besoin de leur présence surtout durant ces moments difficiles, parce que les moines étaient à leur écoute. Le fait qu'ils aient vécu la même tragédie, qu’ils soient morts pour nous, les Algériens, car ils ont refusé de partir, de nous abandonner, ça a beaucoup compté pour moi, ça a été une preuve d'amour.
Et je suis partie en quelque sorte les chercher, me ressourcer chez eux, pour ensuite les emporter et emporter leur amour avec moi, où j'allais, chez moi ou ailleurs, à Oran ou dans le monde aussi. Je voulais leur dire aussi au nom tous les Algériens un grand merci, même si ce merci ne suffisait pas et j'ai compris que ce merci, il ne fallait pas seulement le dire mais le faire dans le quotidien dans la vie de tous les jours, peu importe le temps et l'espace et le semer aussi à notre tour.
Je suis partie sur leurs pas pour continuer à marcher non seulement sur le chemin de gravier du monastère, mais aussi sur nos routes d’Oran, d’Algérie et partout dans le monde.
Vous avez été bouleversée par votre séjour à Tibhirine et vous avez écrit ces mots : «Une terre arrosée par le sang et les larmes ne peut qu'être habitée par Dieu.» Est-ce que le sens de l'hospitalité des villageois de Tibhirine, et aussi la beauté des jardins du monastère, sont pour vous des signes de la présence vivante de Dieu, même 25 ans après la mort des moines ?
Oui tout à fait, quand je suis allée dans ce monastère, j’ai retrouvé ces jardins -le mot «Tibhirine» veut dire «les jardins » en berbère-, et j’ai retrouvé ces pommiers, ces arbres, cet environnement, ce silence, et ces personnes qui font partie de cette nature et qui n'arrêtent pas de sourire, pour moi, oui, ça ne peut être qu’une présence de Dieu.
Et c’est une terre qui a vu également l’enlèvement de personnes qui ont aimé Dieu sur cette terre, qui ont aimé des Algériens différents d’eux dans leur culture, dans leur religion, qui ont tout partagé avec eux, qui ont refusé de partir, pour eux. Et quand ce sont des terres où les sangs se sont mêlés, dans l’innocence, dans l'amour, Dieu est encore plus présent que jamais.
Que représente cette histoire des moines de Tibhirine pour la relation islamo-chrétienne en Algérie aujourd'hui ? Est-ce que, par exemple, ce lieu accueille des rencontres interreligieuses régulièrement ?
Le jour de l’enlèvement des moines, il y avait dans le monastère un groupe qui était présent, qui a été sauvé de justesse grâce à un clin d’œil, un geste de la part d'un certain Mohamed qui a dit au groupe de faire attention et de rester dans les chambres, pour ne pas se faire massacrer. C’était le groupe Ribat al-Salam, qui veut dire en français, le groupe du lien de la Paix. Ce groupe a continué par la suite. Il regroupe des musulmans et des chrétiens pour vivre un moment ensemble, un moment convivial ou un moment spirituel.
Mais aujourd’hui nous avons dépassé cette simple relation islamo-chrétienne: c’est plus que ça, c’est une relation fraternelle dans laquelle personne ne peut vivre sans l’autre. Ce qui touche aujourd’hui les chrétiens à Oran ou ailleurs en Algérie, touchera les Algériens, les musulmans, et vice-versa. Les relations se sont consolidées, se sont soudées. Ce qui touche le chrétien me touchera, ce qui touchera l’Algérien ou le musulman touchera les chrétiens.
Est-ce que les jeunes Algériens, les jeunes étudiants qui sont parfois nés après les événements des années 90, connaissent et comprennent cette histoire des moines de Tibhirine?
Pour ceux qui ont entendu parler de cette histoire grâce aux médias et au cinéma, il y a un regard de regret. Ils ne se reconnaissent pas dans le geste de ceux qui ont assassiné les moines, parce que, tout simplement, leur religion leur interdit de faire du mal à des gens qui aiment Dieu. Quand j’en ai parlé avec les jeunes, j’ai vu des jeunes pleurer.
Ces jeunes-là sont aujourd’hui avec nous pour une belle Algérie, une Algérie fraternelle, une Algérie plurielle, pour un monde meilleur. Notre jeunesse, comme toutes les jeunesses du monde, aspire à une liberté et à une écoute, et ça les moines savaient le faire. Les moines, dans les années 90, et bien avant, ils ont su écouter la jeunesse de cette époque-là.
La jeunesse d’aujourd’hui, elle a transféré sur d’autres personnes de l'Église. J’en suis témoin parce que je les côtoie tous les jours. Ils viennent demander au diocèse par exemple à Oran, des services, des aides, des conseils, des études, des livres, de la musique, de la culture, de l'art, parce qu'aujourd'hui l’Église est une Église citoyenne, elle est actrice dans la société de tous les jours, elle participe aux activités de tous les jours. Donc du coup, les jeunes, ils viennent à l’église parce qu’ils savent qu’ils vont avoir une écoute, comme l'écoute que les moines donnaient à la jeunesse d’autrefois.
Aujourd’hui l’Église ce ne sont plus seulement des espaces, des terres agricoles, des arbres fruitiers d’un monastère seulement, mais pour la jeunesse algérienne d’aujourd’hui, ce sont des relations d'amour, de fraternité. Nous pourrons vivre encore et toujours avec d'autres chrétiens, à la manière des moines, et avec leur héritage. Car ils ont laissé un héritage grandiose, et pas seulement les moines, mais tous les acteurs de l'Église. Et s’il n’y avait pas cet amour, je crois qu’on n’en serait pas là aujourd’hui !
Vous avez été très impliquée dans l'organisation de la béatification, le 8 décembre 2018. Quel a été l'impact de cet événement dans la population algérienne ? Est-ce qu’il a eu une vertu thérapeutique pour toutes ces familles musulmanes traumatisées, endeuillées par la décennie des années 90 ?
Bien sûr, ça a été un événement mondial extraordinaire, il a laissé un impact jusqu’à aujourd'hui je pense. Personne ne s'était imaginé à cette époque-là que cette cérémonie pourrait se faire en Algérie, et en particulier à Oran ma ville, qui a vu l’assassinat de l’évêque de notre diocèse (Mgr Pierre Claverie, le 1er août 1996, ndr), qui fut mon employeur pour un petit temps. Il a été assassiné avec Mohamed, son ami.
Du côté des musulmans, personne ne savait ce que signifie le mot "béatification". Il ne fait pas partie de la culture musulmane, donc il fallait organiser des conférences pour expliquer le mot. Ensuite, cet évènement a permis que ce concept et cette action rentrent dans l'imaginaire social et dans le quotidien algérien.
Par la suite, quand nous avons mis en place les démarches pour assister à l’évènement, il fallait toute une organisation, c’était dingue ! Nous nous sommes retrouvés avec la communauté algérienne et chrétienne en train de préparer un semblant de mariage. En Algérie quand on prépare un mariage c’est tout un "tralala" ! C'était énorme, c’était grandiose ! Mais ça faisait dans la joie, dans le stress aussi, mais dans la joie.
Bien sûr il s’est passé des choses après, l’Algérie vit aujourd’hui un changement. Nous avons comme toute la planète, eu la pandémie, malheureusement. Mais les gens n'ont pas oublié, et dès que l'occasion se présente, ils aimeraient bien en parler encore une fois. En tout cas, ça a été un moment fort en émotions. Des imams et des prêtres se sont embrassés sur une esplanade qui s’appelle maintenant «l’Esplanade du Vivre-ensemble», dans la basilique de Santa Cruz à Oran, en haut d’une montagne, comme à Tibhirine.
On n’a pas arrêté d’en parler, d’en pleurer, de s’embrasser, jusqu’à ce que la pandémie arrive et nous interdise de nous embrasser. Mais on continue à vivre cette béatification dans notre quotidien.
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