Situation de la protection des mineurs dans les Églises d'Europe centrale et orientale
Adam Żak S.J.
Pour présenter la réponse au défi des abus sexuels de la part des Eglises dans les pays de l’Europe centrale et de l’Est qui, jusqu’à il y a trois décennies, ils faisaient partie de l’Union soviétique ou bien étaient gouvernés par des régimes communistes, je dois davantage faire référence à l’expérience directe de contacts qu’aux lectures de textes qui affrontent ce thème. J’ai eu en plusieurs occasions des contacts directs également avec des responsables de diverses Eglises. La première occasion a été le service d’assistant régional pour l’Europe centrale et de l’Est et de conseiller de deux supérieurs généraux de la Compagnie de Jésus que j’ai exercé de 2003 à 2012. Ce service m’amenait fréquemment à visiter les pays de la région. A cette expérience s’ajouta, dans les années 2014-2018, la participation régulière aux séminaires pour les représentants des épiscopats latins et grecs-catholiques de l’Europe centrale et de l’Est organisés à Varsovie par le Bureau de la conférence des évêques catholiques des Etats-Unis pour l’aide à l’Eglise en Europe de l’Est. Ces séminaires offraient aux évêques et à leurs collaborateurs divers instruments pour répondre à la crise des abus sexuels. Au cours de ces séminaires, j’ai eu des contacts et des échanges avec les participants provenant de pays comme l’Albanie, la Biélorussie, la Croatie, le Kosovo, la Lituanie, la Lettonie, la Roumanie, la Russie, l’Ukraine et la Hongrie. Ces expériences, ainsi que d’autres que je ne mentionne pas ici, qui ont eu lieu en Biélorussie, en Russie, en Ukraine et en Albanie, ont renforcé ma conviction que l’Eglise en Europe centrale et de l’Est a besoin d’une attention particulière pour faire face à une crise qui n’a pas commencé là, mais qui dans notre univers mondialisé la touche et la bouleverse. Ce bouleversement a lieu indépendamment du nombre de cas révélés, dans la mesure où dans un univers mondialisé, que nous le voulions ou non, la crise qui existe dans d’autres parties du monde met à l’épreuve la foi des personnes de nos pays et menace leur confiance à l’égard des pasteurs.
Il n’est pas possible de comprendre les réactions de l’Eglise dans les pays de l’Europe centrale et de l’Est à la crise liée aux abus sexuels contre les mineurs et d’autres personnes vulnérables commis par des membres du clergé catholique, sans considérer la situation socio-politique et culturelle après que la révolution d’octobre fut exportée ou même importée dans les sociétés déjà gravement blessées par les deux guerres mondiales. Les Eglises et les communautés chrétiennes de toutes les dénominations ont été soumises à des répressions souvent cruelles et à de très graves limitations dans les ministères qui étaient les leurs. Partout, les œuvres éducatives, les associations d’inspiration chrétienne ont été supprimées et les activités de formation religieuse des jeunes interdites ou limitées. Tendanciellement et progressivement devait être éliminée toute influence de la religion chrétienne sur les jeunes. La culture promue par tous les moyens parmi les jeunes n’était pas neutre et dans ce sens laïque, elle était simplement athée et antichrétienne. Dans le même temps, le style de vie favorisé par les régimes, de manière tout à fait consciente, prenait les distances du modèle occidental qui, d’une manière ou l’autre, était présenté comme hédoniste et dissolu – en somme décadent.
On ne peut que remarquer qu’une telle politique pratiquée pendant des décennies influençait fortement l’auto-compréhension des chrétiens de cette partie de l’Europe, face à leurs frères et sœurs dans la foi de l’autre côté du rideau de fer. En particulier, quand les médias communiquaient de mauvaises nouvelles sur les scandales dans les Eglises du monde occidental, dans de nombreux cœurs naissait ce sens de supériorité qui, à son tour, éliminait ou tout au moins affaiblissait la perception des facteurs de risque de tels méfaits dans leur propre environnement. Les Eglises grecques-catholiques et latines, en particulier celles sorties de la clandestinité en Tchécoslovaquie ou en Roumanie, dans les anciennes républiques soviétiques comme la Biélorussie, la Lituanie ou l’Ukraine étaient à juste titre fières de leurs martyrs, de leurs évêques et prêtres, dont beaucoup avaient été ordonnés en secret, de religieux et de religieuses qui risquaient tout pour soutenir la foi des adultes et la transmettre aux jeunes. Il n’y avait pas d’écoles ni d’internats gérés par des religieux ou des religieuses. Dans certaines régions, ce sont des laïcs, hommes et femmes, qui géraient l’Eglise. Les ordres religieux étaient interdits. Les exceptions, comme les Eglises en Pologne ou en Croatie, où étaient ouverts des séminaires et des noviciats, ne faisaient que confirmer la règle.
Au sein des communautés catholiques était appliquée une règle non écrite, mais réelle, qui "interdisait" de critiquer l’Eglise. Cette règle imposait également le silence sur des scandales éventuels. Derrière ces attitudes il y avait, entre autres, la douloureuse expérience d’exploitation des comportements scandaleux des membres du clergé dans la pratique de recrutement de collaborateurs secrets des organes de sécurité de l’Etat. Dans les communautés catholiques les prêtres jouissaient d’une grande autorité et le secret dans une société privée de transparence et soumise à la censure était un mécanisme adopté spontanément sans être décrété par personne et non pour défendre les prêtres corrompus, mais pour assurer le minimum d’autonomie d’une communauté d’importance vitale, également pour la renaissance future de la société civile.
Des attitudes prises et pratiquées comme autodéfense dans les sociétés soumises à la dictature ont créé des habitudes, et même une mentalité qui n’a pas disparu avec la chute du communisme, mais qui a des conséquences pas seulement dans les difficultés à affronter avec responsabilité et transparence la crise liée aux abus sexuels au dépens des mineurs. Une mentalité qui constitue également un facteur de risque, dans la mesure où elle a pour effet que les perpétrateurs possibles se sentent plus sûrs, car protégés par le silence de leur environnement. Cette mentalité, qui sous la dictature a reçu une justification qui l’ennoblissait, n’est rien d’autre que le cléricalisme indiqué par Benoît XVI et par le Pape François. Alors que d’un côté l’exclusion ou une très forte limitation de la présence institutionnelle de l’Eglise dans les divers secteurs du travail avec les mineurs a presque exclu des lieux spécifiques, comme les écoles et les internats où pouvaient se matérialiser l’abus sexuel de la part d’hommes et de femmes d’Eglise, de l’autre, elle a engendré ou renforcé des facteurs de risque, comme la protection des membres du clergé du contrôle de tout pouvoir, à travers le secret pratiqué également quand ils se rendaient responsables de crimes contre les mineurs. La méfiance à l’égard des organes du pouvoir de l’Etat est également un héritage de la dictature. Dans les conditions de la démocratie celle-ci protège de fait les perpétrateurs, dans la mesure où elle empêche ou rend plus difficile la collaboration pour rapporter ou enquêter sur des crimes éventuels commis par des membres du clergé. Dans cette situation, il est plus facile de faire tout ce qui est possible pour défendre l’image publique de l’Eglise qu’agir avec transparence.
Les pays de l’Europe centrale et de l’Est traversent depuis la chute du communisme des processus complexes de transformation qui impliquent également le style de vie et tout le domaine des valeurs morales et sociales concernant la sexualité, la famille, la politique etc. En simplifiant, on pourrait dire que, grosso modo, les sociétés de l’Europe centrale et de l’Est n’ont été touchées qu’à partir du début des années 90 par les changements que les Etats-Unis et, l’Occident en général, ont connu dans les années 60 et 70. La sexualité sous les régimes communistes était un thème tabou. La morale socialiste se présentait comme progressiste, mais le "progrès" sur ce thème se limitait à peu de choses, dont un accès illimité à l’avortement était probablement le signe le plus emblématique. Aux Etats-Unis, le thème des abus sexuels aux dépens des mineurs commença à être exploré scientifiquement à partir de la deuxième moitié des années 70. L'opinion publique commença à la considérer lentement un problème social à affronter globalement comme un phénomène perçu toujours plus clairement comme très sérieux, qui exige un engagement pour une prévention qui va au-delà de la loi pénale. Dans les pays du bloc communiste, les thèmes autour desquels se concentrait l’attention des personnes étaient plutôt liés aux aspirations à la liberté, à la démocratie, au respect des droits humains du citoyen et du travailleur. Entre l’Occident et les sociétés gouvernées par les communistes s’était ouvert un fossé concernant les priorités à affronter. Cela ne signifie pas qu’en Europe centrale et de l’Est les mineurs n’étaient pas victimes d’abus sexuels ou n’étaient pas soumis à diverses formes de violence. Ce n’était cependant pas un problème débattu publiquement ni perçu comme un problème social. Il était complètement caché. D'autre part, la violence était omniprésente, à commencer par les structures de l’Etat, à travers les familles touchées par la plaie de l’alcoolisme qui – comme on le sait – est l’un des facteurs qui fait augmenter le risque des abus sexuels aux dépens des mineurs et des autres personnes vulnérables. Dans cette situation, il ne faut pas s’étonner que l’abus sexuel des mineurs ne soit pas traité dans les sociétés et malheureusement également dans les Eglises particulières comme un problème prioritaire. Même là où ce problème a été ressenti et est affronté par l’Eglise, on le considère malheureusement comme s’il était principalement un problème propre à l’Eglise catholique et pas un problème social. Il semble que dans aucun des pays de l’Europe centrale et de l’Est les abus sexuels des mineurs n’aient été considérés comme un problème social, raison pour laquelle il n’existe pas de stratégies pour divers types de prévention soutenues par l’Etat ou des agences spécialisées responsables de la protection des mineurs. La loi pénale semble presque l’unique référence. C’est pour cette raison que l’Eglise, qui s’engage à construire des milieux sûrs et qui aide ceux qui ont été blessés dans le domaine délicat de la sexualité, peut devenir une pionnière crédible de la protection des mineurs et la porte-parole de leurs droits. Cette chance n’est pas encore perdue.
Le changement politique a marqué le début ou a fait s’accélérer un processus complexe de transformation. Ce processus, encore en cours, a commencé à confronter les Eglises particulières selon des modalités et des temps différents. La crise causée par les abus sexuels a en particulier touché les pays à majorité catholique, comme on peut le voir par exemple en Pologne. Si nous n’avons pas réussi à apprendre des erreurs faites dans d’autres Eglises, avant que sous la pression des médias ne parte l’avalanche des révélations, nous devons au moins nous appliquer pour apprendre les bonnes pratiques qui ont été adoptées ailleurs et qui portent de bons fruits en faisant devenir l’Eglise un lieu sûr pour les enfants.
Il est vrai qu’après la chute du communisme les défis pour la société civile et pour les Eglises étaient et sont encore immenses. Nous devons nous mesurer avec les changements et les défis dans tous les domaines de la vie, y compris ceux moraux, qui ont lieu à une très grande vitesse et auxquels nous n’étions pas préparés. Les Eglises de notre région qui sont sorties de la clandestinité avec les ressources humaines très limitées en ce qui concerne le clergé, ont reçu de l’aide d’Eglises proches et plus lointaines. Pour ces missions se sont quelquefois présentés et – malheureusement – ont été acceptés des volontaires ayant des problèmes de maturité humaine, car les procédures élaborées dans d’autres continents pour des situations semblables n’ont pas été appliquées. Il semble que nous apprenons toujours encore peu les uns des autres.
C’est pour cette raison que la conférence qui s’approche pourra être d’une grande aide pour rendre plus efficace et systématique le processus d’échange et d’apprentissage.
Biographie : Le père Adam Żak est l'actuel directeur du Centre de protection de l'enfance de l'université jésuite « Ignatianum » de Cracovie et coordinateur de la protection de l'enfance et de la jeunesse auprès de la conférence épiscopale polonaise.
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