L'Église à Malte, du christianisme grec à la piété italienne
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Envoyée spéciale à Malte
Aujourd’hui le catholicisme y est religion d’État. Les signes religieux sont partout présents dans l’espace public: cérémonies officielles, écoles, fêtes nationales. Depuis 1965, le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques avec la petite île de Malte, mais la présence chrétienne y trouve son origine dans les Écritures, saint Paul faisant naufrage sur ses rivages. Depuis, les apports des Byzantins, des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, des prêtres siciliens, ou encore la recomposition de l’Église lors du protectorat britannique, ont façonné un catholicisme très affirmé dans la société et une piété populaire, creuset d’héritages européens et orientaux. Alain Blondy est historien, spécialiste de Malte, où il réside.
Quels échos les précédentes venues des Papes sur l’archipel avaient-elles rencontrées, autant saint Jean-Paul II -en 1990 et en 2001- que Benoît XVI en 2010?
En toute honnêteté, cela relevait du délire. Les Papes ont été accueilli comme s’ils étaient le Messie. Aucun Maltais n’aurait de ressentiment à l’égard du Saint-Père. Il est pour eux semblable à saint Paul. Les chrétiens maltais sont les seuls à appeler saint Paul «Notre Père»; ils ne font pas allusion au Père éternel, mais bien à saint Paul, père des Maltais. Et pour eux, le Saint-Père est juste au-dessous de saint Paul.
Depuis saint Paul, comment l’Église maltaise s’est-elle constituée et a-t-elle évolué, riche de ses influences diverses mêlées au fil des siècles?
Après saint Paul et les premières communautés chrétiennes, les invasions musulmanes à partir du VIIIe siècle ont ruiné l’île et l’Église de Malte. La tradition veut que la cathédrale de Malte ait été démontée, et que son linteau ait servi à l’une des portes de la mosquée de Sfax (Tunisie). Entre le VIIIe et le XIe siècle, pendant trois cents ans, le christianisme est absent de Malte. Il n’a probablement pas complètement disparu de l’île, se maintenant discrètement dans certaines vallées isolées où des paysans vivaient dans des habitats troglodytiques. Ce n’est pas certain.
La christianisation arrive au XIe siècle lorsque les Normands conquièrent la Sicile et Malte. À cette époque, l’Église est rattachée au Patriarcat de Constantinople. La christianisation est d’origine grecque; des moines basiliens rechristianisent l’île. C’est au XIIe siècle, avec la rupture entre la Sicile et l’Empire byzantin, que la latinisation totale pénètre l’Église de Malte.
Quel est le visage médiéval du christianisme maltais?
Jusqu’au XVIIIe voire XIXe siècle, il y a cette habitude maltaise dans les familles nombreuses d’avoir un fils devenu prêtre et une fille religieuse. C’était aussi le moyen pour des parents âgés d’avoir une assurance et d’être nourris jusqu’à la fin de leur vie. Tout aspirant à la vie sacerdotale peut devenir prêtre. Je parle bien du Moyen-Âge. En même temps, ces prêtres sont des paysans qui cultivent les champs de leurs parents. À part l’évêque venu de l’extérieur, souvent de Sicile, la religion est un peu coupée de l’autorité de l’Église.
Comment le catholicisme prend-il son essor, peut-on considérer la période de l’Ordre de Malte comme son apogée?
Tout change lorsque l’évêque de Malte, au moment de l’Ordre, est choisi à la fois par le Grand Maître et par le roi de Naples. Début XVIIIe, un évêque français est nommé. Mgr Paul Alphéran de Bussan (1684-1757), originaire d’Aix-en-Provence. À son arrivée, il est ébahi car peu de Maltais avaient entendu parler du Concile de Trente. Or, il eut lieu en 1580, et nous sommes en 1720. Deux cents ans plus tard, Mgr de Bussan décide d’appliquer le Concile de Trente à Malte. Il crée un séminaire qui existe toujours. Tout cela réduit le nombre de prêtres. Il devient alors interdit d’ordonner des prêtres in vacuum, c’est-à-dire, sans charge pastorale. Le Pape Pie VI intervient lui-même pour régler cette question, car il y alors «trop d’ecclésiastiques» à Malte. La mise au pas du clergé maltais est accélérée par les Français, lorsque Napoléon Bonaparte arrive sur l'archipel en 1798.
Que devient l’Église catholique maltaise sous le protectorat britannique, et donc anglican?
L’Église de Malte réfléchit face à ce pouvoir protestant, qui veut, par exemple, créer une cathédrale anglicane dans l’ancienne église de l’Ordre de Malte. Cela fait peur aux Maltais, qui réagissent et se constitue alors une Église beaucoup plus solide avec un clergé intellectuellement et spirituellement formé. Au XIXe siècle, la formation théologique et pastorale des prêtres maltais apparaît de qualité. Le prêtre maltais devient même «un produit d’exportation» dans les pays de langue arabe, vers Tunis ou vers Alger. Ainsi, ces prêtres et évêques maltais se confrontent à d’autres populations catholiques que sont les Italiens et les Français.
L’Église de Malte devient une Église de combat contre l’Angleterre. Cela se traduit au niveau politique: l’Église soutient l’idée de l’italianité de Malte. Pour ne pas que Malte soit trop rattachée à la Grande-Bretagne, on estime que Malte est une île italienne. L’architecture maltaise en est le reflet, si vous êtes pro-anglais, vous construisez du néo-gothique; si vous êtes pro-italiens, du néo-baroque. Dans la pierre même, se matérialisait ainsi la lutte entre un monde anglo-saxon protestant et un monde malto-italien catholique.
Comment les turpitudes politiques du XXe siècle s’invitent-elle dans le paysage ecclésial maltais?
Lorsque Benito Mussolini arrive au pouvoir en 1922, soutenir les Italiens à Malte équivaut à appuyer le régime fasciste. Il y a rupture politique entre un parti pro-anglais et un parti nationaliste pro-italien. La langue italienne est supprimée des langues officielles, l’anglais mis en avant et le Maltais réapparait alors qu’il n’était qu’un dialecte peu parlé. L’Église sera toujours soupçonnée d’être pro-italienne par les Anglais.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pro-Italiens font face à l’émergence d’un parti travailliste, socialiste, laïc, hostile à l’Église, détentrice de 90% des terres dans les deux îles de l’archipel. Ce parti veut nationaliser les biens de l’Église.
Mgr Michael Gonzi (1885-1984), archevêque dans l’après-guerre, personnage «de la tradition de Pie XII», prend la tête d’une Église militante contre le communisme et le travaillisme maltais, dont le fer de lance est l’antichristianisme. L’Église de Malte devient influente.
Aujourd’hui, quels sont les rapports qui régissent la relation entre l'Église et l'État?
À la mort de cet archevêque, Mgr Scicluna est nommé. Il passe pour être proche des travaillistes mais va rester très solide face au pouvoir politique. Dans les années 1985-1986, la droite nationale revient au pouvoir, inaugurant de nouvelles relations. Des «accomodements» sont conclus sur les baux et les terres nationalisées, un condominium a été trouvé pour indemniser l’Église de ces pertes. La prière, le crucifix et le catéchisme restent à l’école publique. Les relations sont plus sereines que par le passé.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici