La crise du monde orthodoxe accentuée par la guerre en Ukraine
Entretien réalisé par Marie Duhamel - Cité du Vatican
La rivalité entre les deux sièges patriarcaux remonte à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, et fut réactivée au cours des siècles, comme lors de la chute de l’Union soviétique ou, plus récemment en 2016. Quelques mois après sa rencontre avec le Pape François à Cuba, le patriarcat de Moscou et de toutes les Russies refuse de participer à un concile panorthodoxe convoqué par le patriarcat œcuménique en Crète; un patriarcat qui jouit pourtant d’une primauté symbolique sur l’ensemble de l’orthodoxie.
En 2018, fort de ce statut qui lui permet d’accorder l’autocéphalie soit l’indépendance totale d’une Église orthodoxe, le patriarche de Constantinople, Bartholomée, reconnait la création d’une Église indépendante en Ukraine, troisième pays orthodoxe au monde, berceau du monde orthodoxe russe. On parle alors d’un «schisme» au sein de l’orthodoxie. La rupture est consommée, mais elle pourrait s’aggraver encore avec la guerre en Ukraine.
S’il est difficile de savoir ce que pensent les fidèles orthodoxes en Russie –une loi punit de prison ceux qui, sur place, parlent de «guerre» en Ukraine- pour certains en Occident et, encore plus dans le pays envahi, la confiance avec Moscou paraît brisée. D’ailleurs, il semble manifeste que le Kremlin se soit trompé s’il pensait pouvoir compter sur les fidèles orthodoxes russes d’Ukraine lors de sa dite «opération militaire». Cela ne s’est pas passé ainsi, et ce, malgré le soutien clair du patriarche Cyrille à la guerre lancée «au nom, a-t-il dit, de la lutte contre les forces du mal».
Pourquoi le patriarche de Moscou a-t-il apporté son soutien à la guerre en Ukraine lancée par Vladimir Poutine? Qu’est-ce qui lie le patriarcat de Moscou et de toutes les Russies au Kremlin? Christophe Levalois, rédacteur en chef de Orthodoxie.com et auteur de l'ouvrage Le christianisme orthodoxe face aux défis de la société occidentale (Cerf, 2018) répond à Radio Vatican-Vatican News.
Institutionnellement rien (ne lie le patriarcat et le pouvoir), la Russie est un État laïc. Il y a bien eu la mention de Dieu dans la modification de la Constitution en 2020, mais cette mention de Dieu peut aussi bien satisfaire l’islam, qui est également présent en Russie. Par contre, ils (l’Église et le pouvoir) ont besoin l’un de l’autre. L’Église donne un cadre moral qui stabilise la société, et du côté de l’Église, elle peut s’appuyer sur l’État pour son développement dans la société. Il y a des intérêts communs. D’autre part, la coopération de l’Église et l’État est une tradition orthodoxe depuis toujours. Elle se retrouve d’ailleurs dans le blason de la Russie avec l’aigle bicéphale. Cette coopération est tantôt passée par des phases de synergie tantôt conflictuelles. Ensuite, l'on pourrait signaler les bonnes relations personnelles entre le président russe Vladimir Poutine et le patriarche russe Cyrille, et c’est ainsi qu’on les voit séjourner ensemble dans le monastère de Valaam qui se situe au nord, au nord du lac Ladoga, en Carélie. Donc, ils tiennent au moins à montrer leurs bonnes relations personnelles.
Pourquoi le patriarche Cyrille soutient la guerre en Ukraine?
Point fondamental dans ces relations, les deux hommes partagent la même vision de ce qui est appelé le monde russe, «Russkiy Mir», qui repose sur un acte fondateur qui est le baptême de la Rus’ en 988, baptême du Grand prince de Kiev, Vladimir. L’idée du "monde russe" est qu’il existe une même civilisation à la fois slave et orthodoxe. Sans forcément de connotation ethnique. Et tous les peuples héritiers de ce fondement sont considérés comme des peuples frères. Or, dans les discours aussi bien du politique russe que du patriarche Cyrille, il y a une accusation: les puissances occidentales cherchent à diviser et à séparer ces différents peuples; et le patriarche y ajoute même une connotation morale, à savoir que les puissances occidentales portent une modernité comprise comme étant une destruction des valeurs traditionnelles de ce monde russe.
Quelles conséquences cette guerre peut-elle voir sur les relations entre le patriarcat de Moscou et l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou?
Paradoxalement, le conflit actuel risque fort de consommer la rupture entre les deux pays et entre les orthodoxes qui relevaient du patriarcat de Moscou, qui étaient ukrainiens mais qui avaient en même temps un lien spirituel avec le patriarcat de Moscou. Il y a eu une dénonciation très vigoureuse cette guerre qui a été répétée à plusieurs reprises par le métropolite Onuphre, primat de cette Église orthodoxe ukrainienne. Il a parlé dès le 24 février du péché de Caïn, celui qui tue son frère. Il a demandé explicitement, et à plusieurs reprises, au patriarche Cyrille d’intervenir auprès des autorités politique de la Russie pour que la paix s’établisse le plus rapidement possible. Il continue de commémorer le patriarche de Moscou. Cela dit, on s’aperçoit que les liens se défont entre les deux Églises, car l'on voit que de plus en plus d’évêques, une quinzaine sur une centaine, ont demandé la réunion d’un concile pour mettre en place l’autocéphalie de cette Église. Ce serait une rupture pour des personnes qui, jusqu’au 24 février, étaient fidèles à l’Église russe malgré des circonstances parfois difficiles avec des pressions notamment dans l’ouest du pays. Nous voyons que cette guerre entraîne un retournement qui est opposée à cette vision du monde russe. Par contre, il n’y a pas de rapprochement avec l’autre Église orthodoxe d’Ukraine, qui a reçu son autocéphalie du patriarcat de Constantinople.
Comment les autres Églises rattachées au patriarcat de Moscou vivent-elles cette situation? Certaines d’entre elles ont-elles envisagé de se tourner vers le patriarcat de Constantinople?
Pour l’instant, non. Le métropolite Jean de Doubna de l'Archevêché des églises orthodoxes russes en Europe occidentale a pris une position très ferme. Il a dit qu’il ne partageait pas du tout la position du patriarche Cyrille, tout en rappelant son amour de l’Église russe et de la spiritualité russe. Dans l’Église russe aussi, il faut noter le décalage du métropolite Innocent de Vilnius qui a très vigoureusement critiqué la position du patriarche: il a dit que c’était son point de vue personnel, sous-entendu ce n’était pas le point de vue de l’Église. Il dit que la Lituanie n’est pas la Russie et que la société lituanienne n’est pas la société russe. Il a établi une claire distinction, et l'on pourrait aussi l’étendre à l’Ukraine. Donc il y a eu beaucoup de prises de position extrêmement vigoureuses et extrêmement fermes de la part aussi de personnes d’universitaires, de prêtres par rapport à cette situation dramatique.
Enfin, il faut dire que tous les orthodoxes vivent douloureusement cette situation. Elle est pour eux un choc, car ce sont deux pays majoritairement orthodoxes, ils se sentent d’autant plus concernés par ce qu'il s'y passe qu'ils sont des peuples frères. Dans chaque famille russe, il y a des Ukrainiens, et dans les familles ukrainiennes, des Russes. En outre, les Russes et les Ukrainiens sont très présents dans les mêmes paroisses en Occident, et marchent ensemble spirituellement, donc c’est un choc très douloureux. Les paroisses en Occident ont mis en place des initiatives humanitaires pour envoyer des dons, pour accueillir les personnes. C’est notre ethos de chrétiens d’essayer, malgré l’horreur des situations, d’aider les personnes, de prier pour la paix, de consoler et de renouer les fils pour qu’après cette catastrophe, à nouveau, il puisse y avoir une réconciliation.
Depuis le début du conflit le Pape s’est entretenu à deux reprises avec le président ukrainien (ndlr: Vladimir Poutine a été reçu six fois au Vatican depuis son arrivée au pouvoir). Volodymyr Zelensky a demandé au Saint-Siège de jouer les médiateurs. De son côté, le Saint-Siège a déclaré qu’il était prêt à tout faire pour que la paix revienne. Que dire d’une médiation du Saint-Siège et du Pape?
Personnellement, je pense que cette médiation est surtout importante à moyen et long terme. Actuellement, nous sommes dans un temps politique et diplomatique. Mais cette médiation sera, je pense, très importante pour renouer tous les fils brisés et trouver les moyens pour, avec le temps, beaucoup de temps, aller vers une réconciliation. L’Église catholique connaît très bien depuis longtemps ses interlocuteurs orthodoxes. Ce sont les mêmes personnes qui depuis des années se connaissent, discutent, et justement ces bonnes relations qui ne sont pas amoindries, permettent vraiment d’échanger en profondeur. Donc l’Église catholique est très bien placée pour bien comprendre les différents enjeux, et bien comprendre également les désirs et les visions des uns et des autres. C’est très important pour établir la paix, une paix juste et durable.
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