«Le pardon est une expérience de résurrection»
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Le père Guilhem Causse, jésuite, est professeur de philosophie et directeur d’études au Centre Sèvres à Paris. Il est auteur du livre Le pardon, ou la victime relevée (Salvator).
Le pardon n’est pas un acte instantané. Quelles en sont les grandes étapes?
Le pardon est effectivement un processus. Nous allons parler spécifiquement du processus qui concerne la personne qui a été victime d'une faute, d'un délit, d'une agression. La première étape, au moment même où la personne est victime, est cette capacité - que nous pouvons repérer en nous - à prendre distance avec ce qui nous arrive, avec ce qu'un autre nous fait, pour répondre à ce qui nous arrive autrement que par la violence en retour. C'est peut-être la première marque du pardon: cet écart intérieur qui nous permet de ne pas entrer dans un cercle de violence, de vengeance, mais d’inventer une réponse autre, qui soit guidée plutôt par la bonté, par le bien, par l'amour, etc. C'est la première étape.
Et puis après, évidemment - si par exemple on n'a pas pu répondre, pour une raison ou pour une autre - il s’agira d’un processus plus long consistant à tenter de revenir sur ce qui nous est arrivé pour distinguer l'acte dont nous avons été victimes de la personne qui l'a commis. Cette distinction entre l’acte et la personne, c'est aussi une deuxième marque du pardon. Cela peut prendre très longtemps et demander des soutiens, aussi psychologique. Peut-être que la visée dernière du pardon, c'est de retrouver la personne qui a commis une faute envers nous, de la retrouver comme une sœur, comme un frère, par-delà ce qu'elle a fait, par-delà tout ce processus.
Est-ce que pardonner veut finalement dire «tout oublier»?
Le pardon, c'est l'inverse de l'oubli. Le pardon, c'est de pouvoir identifier ce que j'ai vécu comme victime, de pouvoir m'en souvenir. Parfois pour des victimes qui ont été agressées violemment, il peut y avoir un effet d'oubli psychologique, mais qui n'a rien à voir avec le pardon, qui est simplement une réaction de survie. Cela va donc passer par la capacité à se ressouvenir de ce que nous avons vécu en faisant diminuer la charge émotive à l'encontre de la personne qui nous a causé ce mal. Peut-être, tout simplement, pouvoir nous souvenir de l'agression de manière de plus en plus paisible, pour à terme décider de ce qu'on peut faire paisiblement. Peut-être que ce sera de demander justice par rapport à l'acte qui a été commis, ou d'autres procédures, selon ce qui est possible aussi. Donc ne pas oublier l'acte, mais vivre une sorte d'apaisement par rapport aux conséquences de cet acte.
Qu'est-ce qu'on cherche au juste en pardonnant? Est-ce que le pardon, c'est un but en soi-même? Ou bien est ce qu'il y a autre chose, et quoi, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis de l'autre?
Le pardon est certainement une réalité, un don qui nous précède, qui nous est offert plutôt que quelque chose qui serait à chercher. C'est plutôt une réalité qui est à accueillir et à laisser travailler en nous. Ce n'est pas de l'ordre d’un devoir, c'est plutôt de l'ordre d’une surprise, le plus souvent. C’est quelque chose qui a à voir avec la relation de fraternité. On voit très bien que Jésus, dans l'évangile de Matthieu, au chapitre dix-huit, lorsque Pierre lui demande «combien de fois dois-je pardonner», Jésus parle de ce processus dans lequel «si ton frère vient à pécher, va le trouver, s'il reconnaît sa faute, tu auras gagné un frère». En réalité, le pardon a à voir avec la relation de fraternité, cette relation de fraternité qui a été blessée par une faute, par un péché... Le pardon est comme quelque chose qui vient à l'intérieur de cette fraternité pour la réparer.
Et si l’on n'arrive pas à pardonner, qu'est-ce qu'il se passe?
Très souvent, pour des personnes qui ont été victimes de choses assez graves, c'est une interrogation qu’elles portent en elles, encore plus dans certains milieux, par exemple des milieux chrétiens pouvant donner l'impression qu'on a un devoir de pardonner pour être un bon chrétien. Et cela peut créer une très mauvaise culpabilité. Si j'ai le désir de pardonner et que je n'y arrive pas, c’est certainement qu'il y a un processus en route. Ce processus est perceptible dans ce désir et en même temps, c'est comme une blessure: quand on a été blessé physiquement, quand on s'est cassé une jambe, un bras, on peut avoir vraiment ce désir de retrouver l'usage de sa jambe, de son bras, mais il faut du temps. Et aussi, dans un certain nombre de cas, les personnes qui ont été victimes ne retrouveront jamais complètement l'état qui était le leur avant l'agression. Cela a donc aussi à voir avec un processus de deuil, qui demande du temps certes, mais pas seulement. Cela demande aussi d'être épaulé, accompagné, d'être soutenu, de prendre les moyens d'aide psychologique, spirituelle, etc.
Quand vous parlez d'abus, on pense évidemment aux victimes d'abus sexuels et spirituels au sein de l'Église. Comment le pardon peut-il être audible auprès de ces personnes-là? Et dans les débats, à quel moment parler?
Si on parle du pardon de manière un peu trop rapide, les personnes peuvent se dire que c'est le but auquel elles doivent arriver. Et elles imaginent, peut-être, que c'est la réconciliation avec l'autre. Et ça, c'est impossible, elles ne peuvent même pas envisager la possibilité de se retrouver face-à-face avec leur agresseur. Les travaux psychologiques aujourd'hui nous montrent que c'est vraiment difficile à entendre. Le pardon ne peut donc pas être ça. Or, nous croyons comme chrétiens que le pardon est au cœur de notre foi. Toute la question, à nouveau, c'est d'essayer de comprendre de quoi il s'agit. Or, dans le temps liturgique que nous vivons, celui de la résurrection, la célébration de la résurrection, nous pouvons être attentifs à la manière dont le pardon vient dans les propos de Jésus, dans les propos de saint Paul. Il a à voir avec la résurrection.
Si le pardon est au cœur de notre foi, c'est parce que le pardon est une expérience de résurrection. Quand Jésus dit sur la croix: «Père pardonne leur, ils ne savent pas ce qu'ils font», Il s'en remet au Père pour accomplir ce que Lui-même désire, Il désire que ce pardon soit donné, c'est-à-dire la victoire sur le mal. Et la réponse du Père, c'est la résurrection. Donc, si nous croyons comme chrétiens à la résurrection, quand nous évoquons le pardon, c'est de la résurrection dont il s'agit. Annoncer le pardon doit donc se faire à ce niveau-là, à cette profondeur-là. Une victime qui se relève et qui retrouve la paix devient avant tout un témoin de la résurrection. Et cela nous permet de sortir complètement d'une vision trop morale d'obligation, qui est très enfermante et qui empêche le processus de s’accomplir.
Saint Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens, écrit que «l'amour n'entretient pas de rancune». Est-ce que cela veut dire que lorsqu'on aime vraiment, il faut tout pardonner?
Il y a aussi le fait qu’aimer est un apprentissage quotidien, et qu'on ne cesse de chercher à aimer davantage. C'est tout l'enjeu de la vie spirituelle. Cela comporte un élément en demi-teinte qui est le fait de reconnaître que je n'aime pas encore assez. Accueillir tout l'amour de Dieu, c'est l'enjeu non seulement d'une vie, mais c'est sûrement l'enjeu de la vie éternelle. Ne plus haïr quelqu'un qui m'a causé beaucoup de mal, c'est donc vraiment un long travail. C'est tout le travail de l'amour qui va venir peu à peu remettre de la vie où il y avait de la mort. C'est quelque chose qu'on ne maîtrise pas et qui à un moment, on l'espère, arrive. C'est le miracle de la résurrection, et on peut vraiment remercier Dieu quand cela arrive et prier pour que ce processus s’accomplisse. Simplement, c'est vraiment de l'ordre d'une disposition. Et ensuite collectivement, il faut prendre les moyens pour aider des personnes qui ont été victimes, pour qu’elles puissent véritablement se relever et entendre que c'est une bonne nouvelle que nous portons ensemble.
Le Pape François souligne le lien entre être pardonné et pardonner. Il écrit «si vous voulez être pardonné, pardonnez à votre tour». Qu'est-ce que vous pensez de ce lien? Pouvez-vous nous en dire plus?
Cela renvoie à nouveau à ce moment dans le chapitre dix-huit de l'évangile de Matthieu, où Pierre demande «combien de fois il faut que je pardonne» et dit à Jésus jusqu'à sept fois. Ça lui paraît déjà extraordinaire, et Jésus lui dit «jusqu'à soixante-dix fois sept fois». C'est une référence au livre de la Genèse, c'est le cycle de la vengeance. Jésus est en train de nous dire que le pardon est puissant, de telle sorte qu'il est capable de vaincre le cycle de la vengeance.
Ensuite il y a cette parabole du débiteur impitoyable qui a une grande dette envers un roi. Le roi lui rembourse, et lui, quand il trouve quelqu'un qui lui doit quelque chose, au lieu de lui remettre à son tour, il refuse de lui remettre. C'est là qu'on voit que le pardon est une circulation. C'est pour ça qu’il a à voir avec la fraternité. C'est une réalité que nous recevons, que nous faisons nôtre en la laissant travailler en nous. Et en la laissant travailler en nous, nous pouvons à nouveau la transmettre aux autres. La source du pardon, c’est Dieu lui-même. Depuis Pâques, nous croyons qu'Il est capable de vaincre le mal, et de cette source-là, nous recevons à la fois le pardon pour pouvoir le donner à d'autres, et nous recevons aussi le pardon pour pouvoir le demander à d'autres. Nous pouvons faire en sorte que les autres soient en mesure de pouvoir le donner et le demander. C'est quelque chose de très collectif. C'est pour cela que dans le Notre Père, c'est un collectif: «pardonne-nous comme nous pardonnons aussi», c'est tous ensemble que nous sommes dans cette entreprise, dans cette aventure.
Pourriez-vous nous raconter une histoire de pardon qui vous a marqué?
Je préférerais vous raconter l'histoire d'une religieuse avec qui j'entretiens une conversation par lettres, qui est maintenant âgée et qui a vécu des agressions sexuelles à répétition dans l'enfance. Et ça l'a menée jusqu'à la frontière du suicide et jusqu'à l'hôpital psychiatrique, où elle a été d'ailleurs extrêmement bien pris en charge. Elle était déjà religieuse. Dans cet accompagnement, et dans la prière qu'elle continuait en même temps, elle a peu à peu entendu cette source qui continuait d'être là, qui se manifestait par le soin qui a été pris d'elle et par le fait qu'elle pouvait retrouver petit à petit goût à la vie. Et cette source, c'est le Christ en croix. Peu à peu, aujourd'hui, quand elle m'écrit, elle dit que Pâques - plus au sens de saint Jean, c'est-à-dire le Christ crucifié et déjà le Christ glorifié - c'est-à-dire là où se manifeste cet amour-là, cet amour qui est victorieux du mal et de la mort - parce que ça la détruisait vraiment -, aujourd'hui, elle en vit. Elle passe maintenant beaucoup de temps à porter dans sa prière les personnes qui sont victimes et qui sont encore très profondément dans la nuit, dans les ténèbres, dans la désolation, pour qu'elles puissent expérimenter – plus que comprendre - cette source-là.
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