Jean de Saint-Cheron: Blaise Pascal, un compagnon pour rechercher le vrai bonheur
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien… Né le 19 juin 1623, Blaise Pascal a marqué l’histoire par son immense génie qui a éclairé les époques ultérieures.
«Un infatigable chercheur de vérité», comme l'écrit le Pape François qui lui rend hommage dans une lettre apostolique intitulée Sublimitas et miseria hominis (Grandeur et misère de l'homme).
Jean de Saint-Chéron travaille à l’Institut Catholique de Paris. Il est également écrivain et journaliste, auteur de Blaise Pascal, voilà ce que c’est que la foi. Il revient d’abord sur ce qui a favorisé l’éclosion de l’intelligence de celui dont le Saint-Père appuie la béatification.
En réalité, son intelligence absolument hors-norme, surpuissante, remonte à très loin. D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est un don qui lui a été fait. Son père lui-même voit son fils Blaise, travailler les mathématiques tout seul dans son coin, de manière autodidacte: il se trouve totalement ébloui par la puissance de ce génie. Cela remonte donc vraiment à la petite enfance, il y a quelque chose de mystérieux.
Cette intelligence mathématique très puissante va se développer à la fin de l'adolescence, vers 16, 17, 18 ans. Pascal commence à écrire ses premiers traités de mathématiques, de physique, sur la question du vide un peu plus tard. Il sera le premier inventeur de la machine à calculer. D'une certaine manière, Pascal est d'abord un immense génie dans le domaine scientifique, mathématique et géométrique. C'est sans doute un don qui lui a été fait, mais il y a aussi une force de travail impressionnante.
Et puis, il est habité très tôt, c'est très marquant, par un grand désir de connaître la vérité avec certitude. C'est peut-être aussi cela qui fait qu’il redoublera toujours d'efforts pour essayer de découvrir par lui-même ce qui est vrai, pour essayer de distinguer par lui-même le vrai du faux.
Quels sont les grands principes de la philosophie de Blaise Pascal?
D'abord, il est un lecteur des philosophes. Pascal s'est beaucoup intéressé à l'œuvre des grands philosophes de l'Histoire, et ce qui l'a beaucoup marqué, c'est que les pensées de ces philosophes étaient souvent très belles, très puissantes, très impressionnantes, mais qu'elles se contredisaient entre elles. Pourtant, la philosophie a toujours le même objectif, c'est de parler du vrai, d'essayer d'expliquer le monde, de rendre compte du réel.
Or, si les philosophies se contredisent entre elles, c'est soit qu'elles se trompent toutes, soit qu'elles disent chacune un petit morceau de la vérité, mais sans réussir à la dire toute entière.
Cela caractérise nettement la philosophie de Pascal: l'homme, par sa raison seul, n'est pas capable d'appréhender une vérité qui est trop grande pour lui. Alors évidemment, il y a des morceaux de vérités scientifiques par exemple, dont la raison est capable, dans l'ordre mathématique, mais également dans l'ordre philosophique.
Mais quand on se pose les plus grandes questions qui intéressent l'homme, par exemple la vie éternelle, Dieu, ce que nous faisons ici-bas, le sens de notre destinée… alors la raison seule de l'homme ne peut pas apporter de réponse satisfaisante à cette question. Et il va falloir trouver un autre lieu qui permette de répondre à ces questions-là de manière certaine.
Comment la pensée de Blaise Pascal peut-elle nous aider aujourd’hui à affronter la complexité de notre monde?
Ce qui est très beau dans la pensée de Pascal, c'est d'abord qu'il parle merveilleusement de nous-mêmes. Il parle de la condition humaine comme peu de penseurs en ont parlé avant et après lui. Il est capable de dire et de tenir ensemble notre grandeur et notre misère. Ce qu'il reprochait à beaucoup de philosophes, justement, c'est soit d'avoir voulu trop insister sur la grandeur de l'homme d'un côté, ou au contraire d'avoir une pensée trop tragique et de ne voir que la misère.
Pascal dit: «L'homme est grand et misérable», grand par sa pensée, grand également parce qu'il est capable de Dieu, mais misérable parce qu'il ne peut pas tout connaître, parce qu'il ne parvient pas au bonheur par lui-même, parce qu'il est faible, parce qu'il est vaniteux, parce qu'il est ridicule, parce qu'il se laisse avoir par son imagination ou le divertissement, etc. Pourquoi est-ce que ça peut nous servir pour notre temps? D'abord parce qu'une telle pensée est intemporelle, c'est-à-dire que ce n'est pas une pensée du XVIIᵉ siècle. Un discours sur l'homme qui permet de rendre compte à la fois de nos ridicules, de nos hypocrisies et de notre grande aspiration à la vérité et au bonheur, ne varie pas avec les siècles.
Par ailleurs, Blaise Pascal nous apporte des clefs de lecture très intéressantes du côté de la politique et des questions sociales et même sociétales, sur la manière dont nous nous organisons entre nous, ici-bas, pour vivre tant bien que mal, malgré notre faiblesse, nos défauts.
Pascal est impressionné qu'on ait réussi à créer des sociétés avec un ordre hiérarchique. Il est un bon appui pour nous permettre de comprendre certains grands enjeux de la politique.
Il est également extraordinaire dans l'ordre de la philosophie de la connaissance. À une époque comme la nôtre, où par moments, nous avons le sentiment que la science va tout résoudre, Pascal est aussi très précieux pour nous montrer à quel point la science a des limites objectives et qu'il y a une chimère à croire que notre art scientifique va nous permettre d'avoir raison de tout, ou que notre raison va nous permettre de connaître la vérité toute entière.
Ce qu'il développe en particulier - c'est l’un des fragments les plus célèbres des pensées - sur ce qui est de l'ordre du cœur et de l'ordre de la raison, nous permet justement de reconnaître avec lui humblement les limites de notre raison, pour considérer qu'il y a d'autres organes, d'autres moyens de connaissance que la raison seule.
Pourquoi à un certain moment de sa vie Blaise Pascal s’est-il tourné vers le jansénisme, courant religieux de son époque?
Blaise Pascal était à Rouen avec son père, en 1646. Son père avait glissé sur une plaque de verglas, et s'était démis la jambe. Deux gentilshommes du coin sont venus assister le père de Pascal, qui était un haut-fonctionnaire célèbre du roi. Or, ces deux messieurs, qui étaient un peu soigneurs, dirons-nous, étaient eux-mêmes disciples du jansénisme et de la congrégation de Port-Royal. Par la présence de ces deux messieurs dans la maison de son père à Rouen, Pascal commence donc à entendre parler de cette doctrine et en est très intéressé, et ces messieurs lui donnent des textes à lire.
Ensuite, quelques années plus tard, Pascal est rentré à Paris. Il a un peu repris une vie mondaine.
Sa sœur, Jacqueline, qui a vécu la même influence que lui, continue à creuser de ce côté-là et entre dans les cercles jansénistes. Elle va même in fine rentrer à Port-Royal comme religieuse. C'est sous l'influence de sa sœur Jacqueline que Pascal revient à Port-Royal et donc au jansénisme.
Puis, après sa conversion de 1654, sa «nuit de feu», sa grande conversion dirons-nous, il va faire une retraite en janvier à Port-Royal, et là il sera très marqué par les rencontres qu'il fait, comme avec Antoine Arnaud ou Pierre Nicole. Ce sont ces personnes qui vont l'encourager à les aider dans leurs querelles, en particulier contre les jésuites. C'est donc de là que partira l'aventure des Provinciales.
Ces philosophes jansénistes de Port-Royal, tellement éblouis d'une certaine manière par l'intelligence, mais aussi par l’art rhétorique de Pascal, vont lui demander d'être leur porte-plume, pourrait-on dire, pour contrer les jésuites.
Qu’a-t-il apporté à la théologie de son temps?
Blaise Pascal, dans sa grande entreprise de défense de la religion chrétienne, pour prouver que la religion chrétienne est aimable, vénérable et désirable - selon ses propres termes -, et qu'elle est tout sauf contraire à la raison, dans ce grand effort qui aboutira à ce que nous appelons aujourd'hui les Pensées - qui est, nous le savons bien, un texte inachevé, un ensemble de fragments de publications posthumes dont nous ne sommes absolument pas certains de l'ordre, de l'organisation -, la grande entreprise des Pensées met de côté, et c'est assez original au XVIIᵉ siècle, les preuves métaphysiques, philosophiques de l'existence de Dieu et également les preuves scientifiques.
Pascal nous dit que les preuves de la philosophie métaphysique ne nous convainquent pas, elles sont trop désincarnées. On a beau les entendre, une heure après, ça nous semble trop flou et on craint de s'être trompé.
Les preuves scientifiques, quant à elles, ne parlent pas du vrai Dieu, du Dieu d'Abraham, du Dieu d'Isaac, du Dieu de Jacob, Jésus-Christ, qui est un Dieu que l'on rencontre personnellement et qui se connaît dans l'ordre du cœur.
La tentation de prouver Dieu par la science, en réalité, nous conduit donc à un déisme qui ferait de nous les adorateurs d'un grand architecte, d'un Dieu auteur des vérités géométriques, mais sans nous permettre de rencontrer le vrai Dieu.
D'une certaine manière, c’est l'apport extraordinaire de Pascal à la philosophie de son temps - d'abord, il y a la doctrine des trois ordres, l'ordre des corps, l'ordre des esprits, l'ordre du cœur qui est un monument de la philosophie occidentale qui nous sert toujours aujourd'hui pour distinguer justement les catégories de ce que nous admirons et de ce dont nous pouvons rendre compte, selon que cela relève du corps, de l'esprit ou du cœur, c'est-à-dire de la charité. En même temps, il signe l'échec de la philosophie à parvenir seule à un exposé certain de la vérité.
Pourquoi l’Église, qui en son temps s’est montrée réservée voire critique vis-à-vis des écrits et des découvertes de Blaise Pascal, cherche-t-elle aujourd’hui à le mettre en avant?
Blaise Pascal n'est pas le seul penseur à avoir été un temps mis de côté par l'Église, puis ressorti des cartons, si je puis dire, quelques années ou même quelques siècles plus tard, une fois que l'Église a été capable de reconnaître que sa pensée pouvait nous aider à mieux vivre et même à être de meilleurs chrétiens. Ce que l'Église voit aujourd'hui de très urgent dans la pensée de Blaise Pascal, c'est son propos sur la recherche du bonheur.
Le Pape François, d'ailleurs dans sa Lettre apostolique, parle à deux reprises du vrai bonheur. Qu'est ce que c'est que le vrai bonheur? C'est une question que tout homme, toute femme de bonne volonté, chrétien ou non, se pose. Blaise Pascal, justement, est un bon compagnon, nous dit le Pape, pour nous mettre en quête du vrai bonheur. Contrairement à ce qu'on a voulu parfois laisser entendre, Blaise Pascal n'est pas un penseur tragique.
Il reconnaît l'échec de la philosophie, mais il sait aussi que l'homme est capable de vérité et de bonheur, et que cela ne peut passer que par la rencontre de Jésus-Christ.
Ce discours qui est à la fois extrêmement rationnel, parce que nous sommes devant un des esprits les plus rationnels et les plus brillants de l'Histoire, et en même temps très hautement spirituel, parce qu'il en va de notre connaissance du Dieu caché, est tout à fait adapté au discours que l'Église doit porter au XXIᵉ siècle.
Jean de Saint-Cheron, vous avez consacré votre dernier ouvrage à Blaise Pascal, et vous avez auparavant consacré un livre à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Qu’est-ce qui relie ces deux figures?
Il y a beaucoup de choses qui relient Blaise Pascal et Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face. Mais si je devais en retenir une seule, ce serait, je crois, un immense désir de bonheur, et la découverte du fait que ce bonheur n'est atteignable que dans la mesure où l’on s'unit au vrai Dieu, Jésus-Christ, qui nous apprend à être humbles et à aimer.
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