Recherche

Eric-Emmanuel Schmitt à Jérusalem en septembre 2022. Eric-Emmanuel Schmitt à Jérusalem en septembre 2022.  (Afif H.Amireh)

Eric-Emmanuel Schmitt: «à Jérusalem, Dieu nous intime de fraterniser»

Sur une suggestion du Vatican, le philosophe et écrivain français est parti comme pèlerin en Terre sainte. La Libreria Editrice Vaticana (LEV) et les éditions e/o publient en ce mois de septembre en Italie son carnet de voyage, «Le Défi de Jérusalem».

Marie Duhamel - Cité du Vatican

Philosophe, écrivain et dramaturge, Eric-Emmanuel Schmitt se voit proposer un voyage en Terre sainte par le responsable éditorial de la Libreria Editrice Vaticana (LEV), Lorenzo Fazzini. Issu d’une famille athée, l’auteur à succès est croyant depuis plusieurs années, et le projet de se rendre là où le Christ a vécu et est ressuscité le place «sur le seuil d’un désir». Jérusalem sera le théâtre d’une «révolution». Sa foi «construite dans la solitude du désert et dans la solitude de la lecture des Évangiles», devient communautaire. Mais surtout, 35 ans après sa «nuit de feu» dans le Hoggar – titre d’un précédent ouvrage éponyme paru en 2015, Eric-Emmanuel Schmitt fait l’expérience du mystère de l’Incarnation au Saint-Sépulcre. Sa foi intellectuelle est devenue incarnée. Son carnet de voyage écrit avec simplicité et humour, narre cette révélation. Mais «Le Défi de Jérusalem» est autant individuel que collectif. L’auteur témoigne de «la paix de basse intensité» dans la ville trois fois sainte. «Jérusalem est, dit-il, un lieu unique qui nous appelle à la fraternité, au-delà du fratricide».

Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt, auteur du «Défi de Jérusalem» publié par la Libreria Editrice Vaticana.

Quand le directeur de la LEV vous propose un carnet de voyage en Terre sainte, vous sentez vous «pousser des ailes». Vous évoquez un désir et un projet cohérent. Pourquoi faire le choix d’effectivement partir ?

Tout me conduisait à Jérusalem et je n'y suis jamais allé. Tout me conduisait là-bas, puisque ma foi s'était progressivement construite: il y avait eu la révélation dans le désert et ensuite l'adhésion au christianisme, mais un christianisme très intellectuel, et donc finalement, partir sur les lieux où tout est arrivé était comme un aboutissement logique. Et en plus, ce coup de téléphone du Vatican vient réparer toute une série d'échecs. J'ai voulu plusieurs fois aller en Terre sainte. On m'a invité en Israël plusieurs fois pour mes livres, pour mes pièces. J'ai aussi des amis qui vivent à Tel-Aviv et à chaque fois, il y a eu des raisons qui m'ont empêché d'y aller. Donc je me dis voilà, ça n'a jamais marché avant parce que ça devait être cette fois-là avec cet appel exigeant, impérieux. Ce voyage était cohérent. C'était tout à coup une plénitude qui m'était offerte. 

Vous rejoignez un groupe de pèlerins français à Nazareth et vous décrivez sans voile et avec humour combien, bien que croyant, le philosophe français issu d’une famille athée, fait résistance notamment face à la pratique des rites. Pourquoi le choix de se démasquer?

Je pense que quand on fait un récit spirituel, il faut que ce soit un récit intime et un récit totalement franc, totalement authentique, parce que je vais dire beaucoup de mes réticences, beaucoup de mes défauts, beaucoup de mon aspect français ironique, cynique, mais aussi tout d'un coup, je vais dire l'éblouissement. Et l'un ne va pas sans l'autre. Donc effectivement, moi je suis un chrétien tout à fait imparfait. Et surtout, quand je suis arrivé dans ce voyage, je n'étais pas pratiquant. Ma foi s'était construite dans la solitude du désert et ensuite dans la solitude de la lecture des Évangiles. Donc je n'éprouvais pas le besoin de participer à des offices, de prier avec d'autres, de communier. Et tout d'un coup, j'arrive dans ce groupe extrêmement pieux et je suis effrayé, bien sûr, et je veux m'enfuir. Et après je me dis ‘‘Allez, tu joues le jeu’’. Et j'ai cru que je jouais un jeu. Mais en fait, je me suis vraiment ouvert à la dimension du culte. J'ai découvert ce que le culte pouvait avoir de pacifiant, de nécessaire pour lutter contre l'atomisation que provoque notre vie, la dispersion, la pulvérisation de nos pensées dans la vie moderne. Tout d'un coup, la pratique régulière, la prière ensemble et puis, bien évidemment -et là, c'est spécifiquement chrétien- l'Eucharistie.

Donc finalement, votre «credo sauvage et insoumis» a été apprivoisé?

Oui, je me suis rendu compte que dans ma solitude, il y avait beaucoup d'orgueil et au fond, je me suis rendu compte que je n'avais pas accepté que ma foi ressemble à celle des autres. Et là, tout d'un coup, parce que j'étais avec des gens extrêmement sincères, authentiques, profonds, simples, eh bien oui, j'avais envie d'être avec eux.

L'auteur au Saint-Sépulcre.
L'auteur au Saint-Sépulcre.

La découverte donc d'une foi communautaire... Vous parlez de l'importance de l'Eucharistie. Comment est-ce que ce voyage, ce pèlerinage, a changé votre foi?

D'abord, je me suis rendu compte que les Évangiles étaient un livre qui s'écrit toujours. Quand nous arrivons sur les lieux où se sont passées certaines scènes, nous re-méditons ces passages et ils prennent une autre dimension parce qu'ils sont contextualisés. Et puis je me suis mis évidemment à communier et pour moi, c'est à chaque fois une sorte de petit miracle qui s'accomplit en moi. C'est à dire qu'effectivement l'hostie descend dans mon ventre, je dirais dans mes organes, mais quelque chose monte dans mon esprit. Et à chaque fois, c'est une expérience transformatrice. C'est une expérience qui m'élève. J'ai soif depuis ce voyage, de cette expérience. Et puis surtout, le grand choc, ça a été au Saint-Sépulcre, tout d'un coup d'éprouver dans mon corps une présence, d'éprouver le mystère, le mystère même. Mon esprit ne peut pas comprendre le mystère, mais mon corps en fait l'expérience quand je suis allé au Saint-Sépulcre. Et donc le grand changement, c'est que mon christianisme d'intellectuel est devenu incarné. Peut-être que c'est ça, spirituel, ça veut dire à la fois l'intellect et le corps. 

Ça a été une grande révolution pour vous. Qu'est-ce que la découverte, justement, du mystère de l'incarnation, a changé dans l'homme que vous êtes?

La révélation, c'est une révolution et je pense que beaucoup de gens, en fait, reçoivent des embryons de révélations, mais s'en protègent parce qu'ils n'acceptent pas la force de la révolution et parce qu'il faut tout repenser, changer totalement son vocabulaire, son approche, etc. C'est un travail qui d'ailleurs ne se fait pas avec la volonté. Il se produit alchimiquement en soit, d'une manière quasi naturelle. Mais c'est assez bouleversant d'accoucher d'un autre soi-même. Et moi, après cette grande épreuve au Saint-Sépulcre, j'avoue que j'ai passé plusieurs jours à l'hôtel Notre-Dame: je croyais que j'étais malade. En fait, non. J'étais en train d'accoucher d'un nouveau moi, de ce moi totalement croyant.

Qu'est ce que ça change? Une confiance énorme, absolue. Je ne comprends pas plus de choses qu'avant, mais je fais crédit définitivement. Quand je ne comprends pas quelque chose, je n'accuse pas le monde ou l'expérience de ses limites, j'accuse mon esprit de ses limites. Je suis devenu beaucoup plus humble et beaucoup plus confiant. Pour moi, humilité et confiance vont ensemble. Et très sincèrement, je me sens une force incroyable. J'aimerais être contagieux.

Est ce que finalement écrire pour vous, c'est devenu le travail d'un missionnaire?

J'ai toujours eu un peu ça au fond de ma tête, c'est à dire en tous cas une vocation humaniste déjà dans l'écriture. Pour moi, écrire, c'est abolir la distance entre l'autre et moi et donc proposer aux lecteurs la même expérience, cette abolition de distance, donc d'arriver dans un lieu de partage et d'humanité commune. Il y a toujours eu ce but. Et puis c'est vrai qu'à partir du moment où le christianisme est entré dans ma vie par la lecture des Évangiles, beaucoup de textes sont nés: L'Évangile selon PilateOscar et la Dame Rose et d'autres. En fait, j'ai la volonté de défroisser mes contemporains plutôt que de les convertir, parce qu'on ne peut pas convertir. Défroisser signifie enlever les préjugés qui empêchent d'arriver à la possibilité de croire. Nous sommes dans un siècle extrêmement matérialiste, un siècle d'ailleurs au matérialisme triomphant, avec d'ailleurs de bons aspects: les progrès de la médecine, les progrès de la technologie, la communication, l'intelligence artificielle... Tout ça, ce sont des progrès. Et donc finalement, il y a quand même une ivresse scientiste et une ivresse matérialiste dans notre monde, avec quasiment un refus de la transcendance. Or moi, je ne pense pas que nous sommes dûs, vous et moi, à «un entêtement confus des molécules» comme disait Diderot. Je crois que la transcendance existe et moi j'ai eu des expériences de cette transcendance. Donc j'ai envie de préparer mes contemporains à -peut-être- vivre ce que j'ai vécu, en ôtant des préjugés et des inhibitions.

Au Saint-Sépulcre, la révélation du mystère de l'Incarnation.
Au Saint-Sépulcre, la révélation du mystère de l'Incarnation.

Pour revenir au titre de votre livre, «Le Défi de Jérusalem», c'est un défi personnel et un défi collectif… Vous arrivez d’une Galilée «pastorale», vous décrivez une nature verdoyante et évoquez un christianisme oriental souriant. Puis deux chocs: le premier, c’est le mur; le second, les remparts de Jérusalem. Et vous vous demandez «en quoi cette cité guerrière correspond à l'amour du Christ?» Pouvez-vous nous décrire ce que vous éprouvez face à Jérusalem?

Je croyais que j'allais rejoindre la Jérusalem céleste, et je suis arrivé devant la Jérusalem terrestre. Pour moi, il y avait une sorte de fantasme autour de Jérusalem qui était né de lectures et de la musique. Et puis j'arrive devant une forteresse sur des rochers avec des portes obstruées, avec une atmosphère de violence larvée -en tout cas, quand j'y étais. Dans la ville, je vois des communautés qui ne se regardent même pas dans les yeux. L'évitement des regards à Jérusalem est une des premières formes de la violence. Et bien, je me dis: "Jérusalem, c'est nous", c'est-à-dire les hommes capables du pire et du meilleur. Et en plus, l'histoire de Jérusalem, elle ne se réduit pas au conflit des Palestiniens et des Israéliens. C'est une histoire mondiale. Le premier exode des Juifs, c'est Nabuchodonosor II qui le provoque. Ensuite, le deuxième exode des Juifs en 70 après Jésus Christ, c'est le Romain Titus qui le provoque. Ensuite, le retour des Juifs en Israël - tout à fait légitime - est aussi appuyé par le monde entier à l'issue de la Seconde Guerre mondiale et les atrocités de la Shoah. Le monde entier est présent sur cette terre d'une façon inexplicable. Et donc Jérusalem, c'est nous. C'est à dire notre incapacité à résoudre certains problèmes et notre recours constant à la violence. Donc, on ne peut pas regarder l'humanité sans souffrir et puis sans espérer. 

«Jérusalem, c’est Dieu qui nous intime de nous mesurer au devoir de fraterniser», écrivez-vous. C’est ce que vous appelez le défi de Jérusalem ? 

Oui, le défi de Jérusalem, c'est l'appel à nous entendre. Je crois que Jérusalem est une ville à la fois divine et humaine. Elle est à la fois céleste et humaniste. C'est une ville verticale. Dieu a parlé dans cette ville. Il a dit «Écoutez moi» en fondant les trois monothéismes: le monothéisme juif qui avait le temple à Jérusalem; le christianisme, Jésus accomplit son destin à Jérusalem; et l'islam, puisque Mahomet vient en songe et s'élève depuis Jérusalem jusqu'au ciel. Donc, c’est un lieu fondamental pour les trois monothéismes. Il n'y a aucun lieu sur terre qui est comme ça. Les lieux de pèlerinage sont monothéistes. On va à Lourdes, on est chrétien. On va à la Mecque, on est musulman. Là, légitimement, le musulman, le juif et le chrétien peuvent aller à Jérusalem. Donc ça, c'est la Jérusalem verticale, celle où Dieu a parlé.

Et puis pour moi, il y a la Jérusalem horizontale, celle où Dieu ne dit plus «écoutez moi», mais «entendez vous !». Il nous appelle à créer la fraternité. Et je crois que Jérusalem est la bonne ville pour cela paradoxalement. Parce que, quand on traverse Jérusalem, Jérusalem dit à chaque instant aux pèlerins -à moi en tous cas:«qui es-tu?». Et au bout de quelques semaines, je répondais avec force: «Je suis chrétien» et en même temps que je m'affirme avec force, j'ai été obligé de reconnaître, avec le respect absolu, la présence des autres, des non chrétiens. Et donc en fait, cette ville nous appelle à être des frères. Et le problème, c'est qu'il y a plus de fratricides à Jérusalem que de fraternité. Et à Jérusalem, je me suis rendu compte de ce qui faisait le dérapage qui conduit de la fraternité au fratricide. Je pense que nous sommes fratricides quand nous oublions l'origine commune, quand nous sommes dans l'oubli du père, de la mère d'où l'on vient, quand nous pensons être à l'origine de sa propre histoire et qu'on n'appartient pas à une histoire qui appartient aussi aux autres, quand nous pensons que nous ne sommes pas la suite d'une histoire. À mon avis, là, nous entrons dans la violence. Nous entrons dans l'affirmation excessive de soi. Nous entrons dans une forme de terrorisme ou d'intégrisme qui peut être très dangereux. Alors, c'est pour ça que Jérusalem est cette espèce de lieu unique qui nous appelle à la fraternité, au-delà du fratricide.

Chaque communauté a une place légitime, comment parvenir à les faire dialoguer? Vous évoquez les études génétiques ou le travail des historiens? Que peuvent selon vous les chrétiens avec leur folie d’amour?

Le christianisme, c'est la religion la plus folle. Ce n'est pas du tout défendable rationnellement. La notion principale du judaïsme, c'est le respect. On peut défendre la notion de respect philosophiquement. Dans l'islam, c'est l'obéissance et on peut défendre la notion d'obéissance pour dire qu'une communauté doit avancer. Mais l’amour? Remplacer la peur de l'autre ou le calcul avec l'autre, par de l'amour, c'est juste impossible. Et aimer son ennemi, aimer la personne qui s'en prend à vos enfants, c'est de la sainteté. L'horizon du christianisme, c'est la sainteté. Jamais une religion n'a mis l'exigence aussi haut. Et c'est cette folie romantique du christianisme qui me séduit. Et je pense que justement, du coup, dans cet aspect fratricide, vraiment le chrétien peut être celui qui crée du lien et qui va, malgré tout, au-devant de l'autre pour créer un espace d'entente. En tout cas, c'est ce que fait le Pape François dans son appel à être «Tutti fratelli» et avec son voyage à Jérusalem et dans tant d'autres endroits pour créer du lien et être dans la reconnaissance absolue de la croyance de l'autre et de sa présence au monde. Je crois que, au fond, paradoxalement, ça devrait nous être plus facile à nous chrétiens, de faire ça.

Bon, l'histoire a montré que nous avons fait exactement tout le contraire. Il y a quand même à se faire pardonner une mission qui était violente, accrochée à la puissance, qui était une forme de contrainte. Mais je crois qu'aujourd'hui finalement - et c'est pour moi très beau, la figure du missionnaire émerge, celle de celui qui a tout raté, Charles de Foucauld. Lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer le Pape François, nous avons parlé ensemble de Charles de Foucauld. C'est lui qui m'a mené dans le désert, et je pense qu'il était encore là quand j'étais à Nazareth. Cet homme a simplement témoigné d'une vie chrétienne dans un cadre non chrétien, sans chercher à convertir. Mais depuis qu'il est mort, il a converti beaucoup de monde, dont moi.

Le «Défi de Jérusalem» d'Eric-Emmanuel Schmitt paraît en ce mois de septembre en Italie, une co-édition LEV et e/o. Il est déjà sorti en France au printemps dernier aux éditions Albin Michel.

Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici

21 septembre 2023, 12:50