À Kiev, le parlement envisage d’interdire l’Église orthodoxe ukrainienne
Entretien réalisé par Marie Duhamel - Cité du Vatican
«Pour vaincre l’agresseur, il faut priver la Russie de toute possibilité de nous nuire», sur Facebook la députée ukrainienne Inna Sovsoun se félicitait du vote «historique» du 19 octobre dernier. Le parlement ukrainien a adopté en première lecture et à une écrasante majorité une proposition de loi interdisant toute organisation religieuse pilotée par la Russie sur le sol ukrainien. Dans le viseur, l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou. Jadis toute puissante, une récente enquête de l’Institut international de sociologie de Kiev révélait en juillet que désormais 66% des Ukrainiens sont favorables à son interdiction. L’Église du métropolite Onuphre est suspectée de collaborer avec l’ennemi, bien qu’elle ait dénoncée l’offensive russe et coupé les ponts - au moins publiquement - avec le patriarcat de Moscou en mai 2022. Actuellement rattaché à l’université de Princeton aux Etats-Unis, l’ancien directeur des études œcuméniques de l’université catholique de Lviv, le théologien ukrainien Pavlo Smytsnyuk revient sur les motivations des parlementaires ukrainiens.
Le gouvernement ukrainien perçoit cette église comme le satellite de l'Église orthodoxe russe. Or, l'Église orthodoxe russe et le patriarche Cyrille ont justifié la guerre d'agression contre l’Ukraine, ils ont transmis et perpétué des narratifs expliquant que les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple ou des narratifs anti-occidentaux. En Ukraine, quelque 60 prêtres, moines, évêques de l'Église orthodoxe ukrainienne qui ont été accusés de coopérer avec l'armée ou les institutions politiques russes dans le territoire ukrainien. Donc, (le contenu de cette proposition de loi) est une question qui a été discutée depuis le début de la Grande Guerre et je pense qu’(avec ce projet adopté en première lecture) aujourd'hui, le gouvernement essaye de prendre à bras le corps cette problématique.
Vous dites que c'est en réflexion depuis le début de la guerre. Pourquoi ce projet d’interdiction n’arrive que maintenant?
C'est une question assez délicate, comme beaucoup le comprennent, la liberté religieuse est en jeu. La loi qui a été votée aujourd'hui est le projet le plus souple de tous les projets enregistrés au Parlement ukrainien. Cette loi - si elle est adoptée en deuxième lecture et signée par le président, n'est pas une interdiction de toute l'Église ukrainienne orthodoxe. La loi dit que l'Eglise qui est gouvernée depuis la Russie ne peut pas exister en Ukraine. Il reviendra donc à l'autorité judiciaire de juger cas par cas chaque paroisse, chaque administration diocésaine, car selon la loi ukrainienne, chaque paroisse, chaque diocèse et chaque monastère est enregistré comme une organisation religieuse en soi. Donc, si on veut vraiment interdire cette Eglise orthodoxe d’Ukraine, il faudra qu'il y ait des processus sur un peu plus de 10 000 organisations religieuses.
Ce sera donc un processus long…
D’autant que l'Église orthodoxe ukrainienne dit qu'elle n'est pas gouvernée par les Russes. Il y a un peu moins de deux ans, elle a d’ailleurs proclamé propre indépendance vis-à-vis du patriarcat de Moscou. Donc ça va compliquer les choses pour l'Ukraine qui cherchera à prouver qu'elle fait partie du patriarcat de Moscou et qu’elle est gouvernée par Moscou. Des juristes disent que probablement cela prendra des années pour pouvoir mettre cette loi en pratique.
Est ce qu'on a une idée aujourd'hui de ce que représente l'Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou?
Je ne crois pas qu’il soit possible de le savoir. Cela dépend de la manière dont on en compte, de la manière dont on pose la question. Il n'existe pas de statistiques comme dans certains pays où les gens s'enregistrent après les gouvernements, comme membre de telle communauté. Donc je pense que c'est très difficile de savoir. Dans le passé, l'Église orthodoxe en Ukraine était la plus nombreuse au regard du nombre de fidèles. Aujourd'hui, il paraît que ce nombre a diminué, mais cette Eglise reste celle qui a le plus grand nombre de paroisses, d’écoles théologiques, de monastères, etc. Donc elle reste une entité très forte. Depuis la proclamation de l'autocéphalie de l'Église orthodoxe d'Ukraine par le Patriarcat œcuménique de Constantinople en janvier 2019, entre 1000 paroisses et 2000 paroisses ont changé la juridiction. C’est une petite minorité.
Selon vous, ce projet de loi sert les intérêts de l'Église orthodoxe autocéphale?
Alors, on peut imaginer que c'est une pression exercée par le gouvernement sur l'Église orthodoxe ukrainienne afin qu'elle arrive à rompre tous ses rapports avec Moscou, ce qu'elle a déclaré avoir fait mais qui reste incertain. Il n’est pas sûr encore que ce soit vraiment le cas. Par ailleurs, je pense que beaucoup de personnes au sein de l'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale, ont l'espoir qu’un grand nombre d'évêques ou de paroisses changent de juridiction pour passer dans l'Église autocéphale. Mais pour le moment, je le répète, ce mouvement n’est pas très fort.
Enfin je pense que plus qu'on exerce de pression sur le clergé et les fidèles, plus cela aura un effet contraire. Aujourd’hui, si l'on imagine le pire des cas, c’est-à-dire si cette Église est interdite, je pense que beaucoup de ses membres trouveront une autre manière d'exister, en clandestinité ou au sein d’une nouvelle entité indépendante. C'est difficile de prévoir, mais je suis sûr que cette Église ne va pas disparaître.
En leur for intérieur, les gens ne changeront pas de juridiction. Ce fut le cas par exemple dans les années 1940 quand l'État a interdit les gréco-catholiques. Beaucoup étaient alors restés fidèles à Rome et sont entrés en clandestinité. Quelque chose de cette nature pourrait se passer, si cette loi est appliquée de manière brusque. Mais je ne crois pas. Je pense que l'Ukraine est assez prudente et attentive à ne pas être accusée de violer la liberté religieuse (ndlr, un argument immédiatement mis en avant par l’Eglise mis en cause). Je pense que les rapports avec l'Union européenne, et avec l'Ouest - pour qui la liberté religieuse est très importante - constitue en quelque sorte une pression sur le gouvernement ukrainien et le poussera à agir avec calme et avec beaucoup de prudence. C'est vrai qu’en temps de guerre, la prudence n'est pas au top de la liste, mais quand même, je ne pense pas que le pire arrivera.
D'autant que cela pourrait nuire aussi à l'unité du pays, non?
Oui. Cette Église orthodoxe ukrainienne qui était liée à Moscou a condamné cette guerre depuis le début. Ils ont critiqué leur patriarche Cyrille. Ils ont aidé après à la cohésion du pays. Et je pense que s’il y a trop de pressions sur cette Église, cela posera un problème pour cette unité. Par ailleurs, je sais que beaucoup de membres du clergé et de fidèles de l'Église orthodoxe ukrainienne comprennent que le lien de leur Église avec Moscou est quelque chose de problématique. Peut-être qu'ils considèrent même que c'est bien que l'État intervienne en quelque sorte. Et nous avons des cas dans l’histoire où le gouvernement rentre dans des questions religieuses et politiques au même moment. Il faut juste espérer que cela se passe sans mettre en danger la liberté religieuse.
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