Aux origines de la «guerre juste», une doctrine en cours de révision
Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican
«Aucune guerre n'est juste», «elles sont toujours une défaite» ne cesse de répéter le Pape François qui dénonce une «tromperie» qui ne fait qu’enrichir les marchands d’armes tandis que les populations civiles souffrent, et que les enfants, sous les bombes, ne savent plus sourire. En janvier dernier, lors de ses vœux au corps diplomatique, le Pape prévenait les diplomates accrédités près le Saint-Siège que la «troisième guerre mondiale par morceaux» qu’il dénonce depuis des années, est en train de se transformer en un «véritable conflit mondial».
Dans un contexte d’«état de guerre» -aujourd’hui en Ukraine, au Soudan, au Proche-Orient ou en Birmanie, et alors que les armes modernes ont «un pouvoir destructif incontrôlé», le Pape invite les belligérants à avoir le courage de négocier pour parvenir à la paix, mais prône surtout l’abolition de tout conflit armé.
«Plus jamais la guerre!», lançait-il dans son encyclique Fratelli Tutti, reprenant le célèbre appel de Paul VI à la tribune de l’ONU en 1965. «Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”». (258)
Si début juillet, le Secrétaire d’État du Saint-Siège confirme que le concept pluriséculaire est «en cours de révision», déjà en 2016, trois ans après l’élection du Pape François, plus de 90 experts engagés dans la lutte globale non-violente s’étaient rassemblés au Vatican pour développer un nouveau cadre moral rejetant toute justification éthique de la guerre.
Des siècles d’enseignement ecclésial sont sur le point d’être bouleversés. En effet, l’Église s’est pour la première fois emparée du concept de «guerre juste» pour discerner les contours acceptables d’un engagement militaire au IVe siècle, quelques décennies avant la chute de l’Empire romain d’Occident.
Quelles sont les origines de la guerre juste dans la pensée chrétienne ?
En ce qui concerne les Romains pré-chrétiens, je me limiterai à rappeler en préambule une donnée qui est importante et qui reviendra dans la pensée de saint Augustin: une loi est une loi si elle est juste. Une loi injuste est une contradiction pour un Romain. C’est inconcevable, car la loi se conforme, pour lui, à l'ordre de la nature et à l’ordre divin. Donc il ne peut pas y avoir de loi arbitraire.
Lorsqu’on applique cette donnée à la guerre, on ne peut pas logiquement à cette époque engager une guerre qui viendrait perturber cet ordre de l'univers voulu par Dieu et qui est naturel. La guerre est toujours au fond une perturbation de l'ordre de la paix. Et pour nous le seul intérêt qu’a la position de Cicéron est qu’elle nous apprend que les chrétiens à partir de saint Augustin n'ont rien inventé. Ils n'ont fait que reprendre cet enseignement mais en lui donnant, bien sûr, l'originalité chrétienne.
Quelle est-elle donc cette marque chrétienne? Et pourquoi saint Augustin se saisit-il de cette question de la «guerre juste»?
Saint Augustin vit à une époque, entre la fin du IV siècle et le premier tiers du V siècle, où, généralement, les chrétiens sont souvent soupçonnés de ne pas être de bons citoyens de l'Empire, préférant leur Dieu, le Christ, à la loyauté à l'égard de l'empereur. Et il y avait, de fait, un débat, une discussion au sein même de l'Église sur la légitimité qu'il y avait à être un soldat chrétien de l'Empire. Augustin va régler cette question en reprenant l’enseignement de Cicéron et en lui donnant une signification théologique et chrétienne.
Il va défendre l’idée que les chrétiens sont des bons citoyens. Que non seulement ils ne sont pas infidèles à l'Empire et à l'empereur, mais que, mieux encore, leurs vertus sont bien supérieures à celles des païens. Concrètement, pour que les chrétiens soient fondés à être de bons citoyens, et donc à participer aux guerres de l'empire, cela ne peut se faire qu'à trois conditions afin que la guerre ne s'apparente pas à du «brigandage» -pour employer d'ailleurs un mot propre à saint Augustin- et qu'elle ne soit pas le pur fruit de l’irrationnel, mais bien une décision rationnellement prise et pour une cause juste.
Quelles sont les trois conditions nécessaires selon saint Augustin à la guerre juste?
Première condition, seul l'empereur est à même de décider d'une guerre. On dirait de nos jours le chef de l'État. En somme, celui qui a le monopole légitime du pouvoir. Il n'y a pas de décision par des autorités intermédiaires, parallèles, qui n'ont aucune légitimité pour décider de la guerre.
Le deuxième point, le plus fondamental, est justement la justice de cette guerre, la «justa causa» comme on dit en latin qui repose essentiellement sur le principe de défense. Une guerre d'agression ne peut pas être une guerre juste. Une guerre juste ne peut être qu'une guerre défensive que le prince ou l’empereur engage, pour se protéger d'une agression faite contre l'État agressé.
Troisième condition, c'est le retour à la paix. Toute guerre ne peut être que provisoire et donc n'est jamais une fin en soi. Parce que, comme le disait déjà Cicéron, elle est une perturbation de l'ordre de la paix et donc ne peut pas s'éterniser. Il faut toujours viser le retour à la paix, en considérant que son ennemi reste malgré tout un frère en humanité. Donc il a toujours cette visée «charitable» de la guerre, c'est-à-dire qu'elle ne doit jamais perdre de vue, qu'elle n'est qu'un accident pour revenir à la paix et se réconcilier avec son ennemi.
Et chez saint Thomas, c'est pareil, il reprend saint Augustin sur les guerres justes, dans son Traité de la Charité. C'est d’ailleurs incroyable et audacieux: toutes les questions liées au conflit, aux rixes, à la sédition et à la guerre sont dans le Traité de la Charité.
Vous parlez de saint Thomas d’Aquin, c’est lui qui va au XIIIe siècle formaliser les critères établis par saint Augustin en les développant. Pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait un dommage grave et certain infligé par l’agresseur, il s’agit d’un ultime recours, il faut qu’il y ait une proportionnalité entre les maux subis et ceux provoqués. Ces principes seront repris dans le Catéchisme de l’Église catholique. Concernant saint Thomas d'Aquin, dans quel contexte sa réflexion s’inscrit-elle? Et plus largement, existe-t-il des moments spécifiques qui ont poussé l’Église à s’emparer de cette question de la guerre juste? Je pense par exemple au XVIe siècle, au jésuite Francisco Suarez ou au dominicain Francisco de Vitoria…
Sous saint Thomas, on est en pleine chrétienté. Or, il faut que la chrétienté honore sa moralité et sa référence à l'Évangile parce que les guerres étaient aussi des guerres entre États chrétiens.
Et puis, avec le théologien espagnol Francisco de Vitoria, au XVIe siècle, la guerre juste continue son chemin, en lien cette fois-ci avec la conquête par les Espagnols des terres des Indiens d'Amérique du Sud. La «guerre juste» prend alors un système de signification tout à fait différent. Elle se pense en rapport à ceux qui ne sont pas des chrétiens. Sont-ils des barbares? Sont-ils des hommes? Comment faut-il les traiter dans la conduite de la guerre? Et puis pourquoi faut-il faire la guerre? À quel moment cela ne se justifie-t-il plus? La question de la «guerre juste» débouche chez de Vitoria sur la question de la constitution de ce qu’on va appeler une communauté internationale. On commence à sortir de la chrétienté.
Est-ce qu'on parle aussi de la manière dont on doit conduire la guerre?
Concernant le droit dans la «guerre juste», il va falloir attendre véritablement Francisco de Vitoria. Le grand théologien de l'école de Salamanque a donné deux leçons. Ses livres sont des cours. L’une porte sur les Indiens, et il y traite du droit de la guerre juste. Et l’autre porte sur la guerre, et il y traite du droit dans la guerre, même dans la manière de la conduire. Alors c'est très technique, je ne vais pas entrer dans les détails, mais on parle de proportionnalité de la guerre. La guerre ne signifie pas combattre à n'importe quel prix, n'importe comment, en organisant par exemple des massacres. La guerre perdrait alors toute signification éthique et viendrait justifier toute forme de violence. Donc il y a un droit dans la «guerre juste» et des manières de mener la guerre qui ne sont pas légitimes.
Il faudra attendre le traumatisme des deux Guerres mondiales pour pousser l’Église à de nouveau s’emparer de cette question. Comment ?
La «guerre juste» qui apparaissait comme une doctrine appartenant un peu au passé, refait surface au lendemain de la Première Guerre mondiale, et notamment dans un milieu catholique spécialiste du droit international. Je pense par exemple au dominicain Joseph-Thomas Delos ou au jésuite Yves Marie Leroy de La Brière. Il y a tout un milieu de juristes et de théologiens qui s'intéressent ou se réintéressent à la question après la «grande boucherie» de 1914-1918. Ils pensent à nouveau l'idée de «guerre juste» pour la réhabiliter afin de limiter les effets pervers d'une guerre devenant mondiale et qui pourrait devenir totale, en vue aussi d'un ordre international. N'oublions pas que c'est le contexte de la création de la SDN, la Société des Nations. Beaucoup de catholiques sont impliqués dans ce projet. La «guerre juste» est donc pensée comme une limitation de la guerre. On n’y recourt pas pour n'importe quelle raison, et en visant au retour à la paix. Ce n'est qu'un moyen, finalement moral, quand on ne peut pas faire autrement.
Cet enseignement s'est poursuivi jusqu'à Vatican II. Dans le Catéchisme de l'Église catholique, la doctrine n'a pas été abandonnée. Elle reste au présent, mais s'est restreinte. Évidemment, l'Église catholique est devenue extrêmement prudente sur ce concept de «guerre juste».
Dans Gaudium et Spes, on lit que «Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants et un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même qui doit être condamné fermement et sans hésitation» (80). Est-ce qu’on assiste-là à un point de bascule? On a l’impression que oui, et pourtant en 2004, lors des commémorations du débarquement en Normandie, le cardinal Ratzinger qui n’est pas encore Benoît XVI rend grâce pour l’intervention des Alliés contre le régime nazi, soulignant la nécessité de faire sauter l’anneau criminel pour rétablir la liberté et le droit. Est qu’on est pas là typiquement dans une version classique de la «guerre juste»?
Oui, le cardinal Ratzinger n'a jamais renoncé à la «guerre juste», mais c'est un peu «le poil à gratter» de la guerre totale, car la Seconde Guerre mondiale fut une guerre totale, où des civils ont succombé. On pense aussi aux deux bombes atomiques au Japon ou aux horreurs du régime nazi. Ce ne sont plus deux armées qui s'affrontent.
La question est importante et on voit bien la contradiction. Il y a deux lectures de la guerre: il y a la guerre d'agression par les nazis et puis il y a ceux qui se disent qu’il faut bien se défendre pour ne pas succomber à ce régime criminel. La guerre est alors une alternative contre la guerre menée par l'agresseur nazi. Il s’agit d’une guerre de résistance, d’une guerre défensive. C'est dans ce sens-là que le cardinal Ratzinger s'exprime en faveur de la guerre, pas pour dire que la guerre est une bonne chose en soi. Elle est une nécessité qui s'impose dans des circonstances très particulières. Il n'y a pas une apologie de la guerre, il y a des conditions éthiques à la guerre.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici