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Témoignages : survivre à la traite

En ce Vendredi Saint, le Pape s'est rendu au Colisée pour le Chemin de Croix. Cette année, les méditations avaient été confiées à une missionnaire italienne de la Consolata, sœur Eugenia Bonetti qui préside «slaves no more», une association contre la traite des femmes. Les 14 stations ont évoqué les victimes de la traite, les mineurs victimes de la marchandisation, les femmes contraintes à la prostitution. À cette occasion, nous donnons la parole à deux jeunes femmes nigérianes de 23 ans, Edith et Joy, secourues par la communauté de Sant' Egidio.
Témoignages d'Edith et Joy, 23 ans, anciennes victimes de la traite

Entretiens réalisés par Marie Duhamel - Cité du Vatican

Sur le bas-côté des routes italiennes, les Nigérianes contraintes à la prostitution ne se comptent pas en centaines, mais en dizaines de milliers. 90% d’entre elles sont originaires du sud du pays, de l’État d’Edo. Elles viennent de familles pauvres et sont souvent orphelines.

A 9 ans, Edith est ainsi accueillie chez son oncle. Elle est scolarisée un temps, mais sa tante souhaite qu’elle contribue aux dépenses familiales. Elle la fait travailler, puis cherche à la prostituer à Dubaï, sans succès. En 2014, Edith donne naissance à une petite fille, hors mariage. Sa tante la contraint alors à prendre la route du nord, en bus jusque la frontière nigérienne, puis à travers le désert.

«De nombreuses personnes sont mortes, explique-t-elle. J’ai vu des cadavres partout. Tant de personnes ont été violentées, violées. Les garçons les frappaient, collectaient l’argent. Beaucoup de gens pleuraient, mais moi je n’en avais pas besoin, parce que j’avais déjà traversé tant d’épreuves. J’étais prête à tout affronter. Ou tu survis ou tu meurs.»

Joy, elle, a volontairement quitté son père et sa belle-mère qui voulaient la marier de force à un vieil homme. La jeune fille pense trouver refuge chez une amie de sa mère, décédée de longue date. Cette femme à défaut de l’aider, l'accompagne en Libye où elle la vend à une proxénète nigériane.

«Mon monde s’est écroulé. J’étais désespérée. C’était vraiment dur et dégoutant de me voir comme ça. Je me demandais pourquoi avoir fui ce vieil homme auquel on voulait me marier pour me retrouver à coucher pour du business, non pas avec un, ni avec deux, mais avec des milliers d’hommes. Et je ne pouvais même pas payer l’argent qu’elle me demandait. Je ne pouvais pas faire beaucoup. Je n’étais pas préparée à cela, je n’avais pas la force. Je pleurais tout le temps. Je priais, je priais Dieu : s’il ne voulait pas que je meure dans ce pays appelé Libye où il m’avait envoyé , il fallait qu’il m'apporte de l’aide. J’étais toute seule. Mon unique amie, c’était ma Bible.»

Son supplice a duré trois ans avant que sa maquerelle ne lui propose de racheter sa liberté en Europe, à condition qu’elle prononce un serment lors d’une cérémonie «Juju» devant un chef traditionnel de sa région d'origine. Ce serment est un engagement moral et religieux qui valide le devoir d'obéissance des jeunes femmes envers leurs «madames». Cette possibilité de fuite est néanmoins un immense espoir pour Joy qui accepte d'embarquer.

«Dieu pardonnera toujours»

Comme elle, c'est en Libye qu'Edith découvre la mer, après trois semaines dans un «ghetto» libyen où s’entassaient des centaines d’esclaves.  

«Quelque chose clochait avec le bateau. L’essence s’est enflammée. Pleins de personnes avaient la peau brûlée. Mon corps était chaud comme si j’avais pris feu. Je n’en ai aucune image parce que j’ai perdu connaissance… et il y avait une fillette. Elle était assise à côté de moi. C’était mon amie en Libye. Quand je me suis évanouie, je l’ai faite tomber dans l’eau. Elle n’y a pas survécu. Quand j’y pense je suis triste pour elle, c’était juste une petite fille. Mais si je pense à moi, je suis heureuse d’avoir survécu (silence) et je sais que Dieu pardonnera toujours.»

Brûlée à vif, sous le choc, elle reprendra la mer seulement cinq jours plus tard. Cette fois, son embarcation sera secourue. A son arrivée en Italie, Edith est soignée pendant un mois dans un camp d'accueil. Majeure, on la relâche sans qu’elle ne recouvre pourtant la liberté. 

«Une personne de mon camp m’a conduite à une femme. Elle m’a dit qu’elle était ma 'madame'. Elle m’a tout pris, l’adresse du camp, mes numéros de téléphones. C’était l’hiver mais chaque nuit, ils m’emmenaient dans la rue. Je n’étais pas capable de faire le job. Je ne ramenais pas d’argent, alors elle me battait beaucoup.»

De la Sicile à Vérone, de Naples à Venise Mestre en passant par la France, il y a toujours une «madame» pour les faire travailler. Mais à chaque fois, Edith et Joy ont la force de s’enfuir, de quitter les chambres bondées payées plusieurs centaines d’euros par mois sans mettre un sou de côté. Il leur a été beaucoup plus difficile d’oublier le serment prononcé. 

«En Afrique quand tu fais un serment, s’y opposer, c’est mettre sa vie en danger. Parfois, cela ne fonctionne pas mais cela marche quand tu y crois, quand ta tête en est pleine... J’avais si peur. Chaque nuit, je voyais cette femme (la proxénète nigériane de Libye) me menacer, me dire qu’elle allait me rendre folle, qu’elle allait me tuer. Une nuit je lui ai dit : ‘si tu veux prendre ma vie, si tu penses en disposer, prend-la. Pourquoi ces menaces ?’ Quand je la voyais dans mes rêves, je tremblais, j’essayais d’ouvrir mes yeux, de me réveiller. Parfois, elle m’apparaissait sous une forme humaine, parfois c’était un monstre impossible à combattre. J’avais tout le temps peur».

La fin des malédictions «Juju»

Les cauchemars de Joy se répètent pendant deux ans. Ils n'ont cessé qu'en mars 2018 quand, au nom de la lutte contre la traite, le roi traditionnel de Benin City dans l'État d'Edo, le très influent Oba Ewuare II, invalida publiquement tous les serments prononcés par ces jeunes femmes. Son discours est publié sur Facebook. Il est vu par des milliers de Nigérianes prisonnières de leur parole donnée. Elles se libèrent, et commencent les unes après les autres à se confier. 

Délivrée Joy doit aussi son retour à la vie à la communauté de San’t Eglidio, notamment à Monica Attias qui va à la rencontre des Nigérianes dans les rues italiennes ou dans les centres d’expulsion pour les aider, avant tout, dans leurs démarches administratives.

«Rencontrer la communauté de San’t Egidio, ça a été un moment merveilleux ; de trouver des gens qui t’aiment, qui prennent soin de toi et qui pensent toujours d’abord à tes intérêts... Même s’ils ne te connaissent pas et qu’ils ne savent pas d’où tu viens, ils font de leur mieux pour que tu deviennes une meilleure version de toi-même. C’était un privilège pour moi de rencontrer ces personnes après de longues années de peine, de souffrances et de rejet. Je suis heureuse et pleine de gratitude de les avoir rencontrées».

Joy assure n’éprouver aucune colère à l’encontre de celles qui ont fait d’elle une esclave sexuelle. «La vengeance, dit-elle, n’appartient qu’à Dieu». Elle leur est même reconnaissante: sans elles, elle ne serait pas aussi forte. Elle travaille et étudie à l’instar d’Edith qui n’a qu’un rêve à présent: celui devenir chef, dans un restaurant, naturellement.
 

 

 

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19 avril 2019, 10:03