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Les manifestants sortis par milliers dans les rues, ici à Jal el Dib, au nord de Beyrouth, le 22 octobre. Les manifestants sortis par milliers dans les rues, ici à Jal el Dib, au nord de Beyrouth, le 22 octobre.  

Au Liban, la mobilisation contre le pouvoir ne faiblit pas

Malgré l’annonce de mesures économiques exceptionnelles par le Premier ministre Saad Hariri, la mobilisation des Libanais ne donne aucun signe de fléchissement ou de recul. D’autres manifestations sont d’ailleurs prévues ces prochaines heures. Analyse d’une contestation inédite au pays du Cèdre.

Entretien réalisé par Manuella Affejee - Cité du Vatican

Promesse d’un budget 2020 sans impôts supplémentaires, baisse de 50% des salaires du président, des ministres et des députés, mesures contre la corruption, nouvelles taxes sur les banques, refonte du système de l’électricité: le plan de réformes de Saad Hariri était aussi drastique qu’ambitieux… mais il n’a pas suffi à convaincre les Libanais, qui persistent à réclamer la démission du gouvernement et l’instauration d’une équipe de transition, qui soit composée d’experts… et non de politiques. Preuve, s’il en était besoin, du rejet profond, par la société libanaise, de ses élites dirigeantes, de quelque bord qu’elles soient. Des années de corruption, de clientélisme, d’incurie auront poussé à bout une population qui tente de se réunir aujourd’hui autour d’un ras-le bol inédit à bien des égards, ainsi que le constate Joseph Bahout, professeur à Sciences Po et chercheur associé à la fondation Carnegie pour la paix internationale (programme Moyen-Orient) :

Entretien avec Joseph Bahout

Ce rejet du système et de ceux qui l’incarnent se double d’une lassitude face à un pays en déshérence : le chômage des jeunes y avoisine les 30%, les services publics sont inexistants, les pénuries d’eau et d’électricité rythment depuis longtemps les journées des Libanais, sans parler du coût exorbitant de la vie. Autant de réalités quotidiennes qui détonnent avec l’image traditionnellement admise d’un pays développé et d’apparence opulente.  A l’aune d’un tel contexte, l’on comprend que la décision du gouvernement de taxer les appels effectués sur la messagerie instantanée WhatsApp ait mis le feu aux poudres d’un baril saturé depuis bien longtemps.

Restaurer l’État dans ses prérogatives

Que faire alors pour apaiser la colère et restaurer la légitimité d’un État inexistant ? Selon Joseph Bahout, il faut d’abord travailler la question de la représentativité, repenser un système électoral «piégé», qui n’a jamais véritablement réussi à renouveler sa classe politique ; ensuite, «remettre un semblant d’autorité morale» dans les affaires publiques, marquées du sceau d’une corruption pratiquée au vu et au su de tous ; enfin, rétablir l’État dans ses attributions propres, lesquelles inclut sa capacité d’assurer les services de base, mais surtout de garantir la sécurité du territoire et de la population, ce qu’on appelle en d’autres termes «le monopole de la violence légitime». Au Liban, cela implique de mettre fin à la «coexistence, devenue insupportable pour beaucoup, entre les forces armées libanaises, légales et légitimes, et la force (…) probablement plus puissante (…) du Hezbollah, de son arsenal militaire et de sa politique étrangère devenue complètement autonome de celle de l’État».

Il est d’ailleurs intéressant de noter la position ambivalente d’Hassan Nasrallah au regard de l’actuelle contestation : s’il se dit solidaire des souffrances du peuple, le leader du «Parti de Dieu» n’en refuse pas moins catégoriquement la chute du gouvernement. Cela, alors que la rue chiite s’est ralliée au mouvement de protestation et que certains sympathisants du Hezbollah ne se sont pas privés de critiquer plusieurs caciques du parti.

La fin du modèle libanais ?

Pour certains analystes, ces manifestations sont la preuve d’un «modèle libanais» à bout de souffle, en quête de réinvention. Une considération que ne partage pas Joseph Bahout, car, avance-t-il, c’est bel et bien ce fameux modèle libanais «qui permet à la population de s’exprimer de cette façon». Le monde arabe, qui scrute ces manifestations avec amusement, espoir ou soulagement, en voit les aspects festif, pacifique et créatif, qui sont justement les fruits de ce modèle. Un modèle qui comporte deux faces, celle de la coexistence et du libéralisme, et celle plus sombre, de l’inexistence de services publics, de l’absence «peut-être, de sentiment d’appartenance à un État», de la violence et de l’insécurité qui rappelle aux Libanais «qu’ils vivent dans un système de guerre permanente de tous contre tous». Le spécialiste ne «voue pas aux gémonies» le modèle libanais, pas plus qu’il ne l’érige en «totem intouchable» : «je crois qu’il a du bon, et c’est sur le bon qu’il faut essayer de construire quelque chose de durable».

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23 octobre 2019, 08:43