Chute du Mur de Berlin: le rôle sous-estimé des Églises
Entretien réalisé par Cyprien Viet – Cité du Vatican
Ce 9 novembre 2019 marque le 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin, l’un des évènements les plus marquants de la fin du XXe siècle, et qui a bouleversé la carte de l’Europe en rendant possible quelques mois plus tard, en octobre 1990, la réunification de l’Allemagne.
Berlin était l’une des villes les moins religieuses d’Europe, et l’Allemagne de l’Est, contrairement à d’autres régions comme la Bavière ou la Rhénanie, n’était pas marquée par une présence d’Églises fortes sur le plan institutionnel. Ce n’est d’ailleurs pas le cas non plus aujourd’hui: une certaine indifférence religieuse domine les mentalités en Allemagne de l’Est. Mais dans le contexte très particulier de l’effervescence intellectuelle des années 1980, les Églises, notamment protestantes, furent des “sanctuaires” pour tous ceux qui voulaient prendre leur distance avec le régime et développer leur esprit critique.
1989, un souffle nouveau encouragé par les Églises
Encouragées par des pasteurs luthériens comme le futur président fédéral Joachim Gauck, les grandes marches de la fin de l’été 1989 et du début de l’automne avaient surpris le régime est-allemand, qui, soucieux de ne pas perdre sa respectabilité internationale et prenant acte de la neutralité soviétique vis-à-vis des contestataires, n’osa pas mettre en œuvre de répression violente.
Les catholiques, bien que moins nombreux, avaient aussi joué un rôle significatif dans la constitution d’une société civile alternative par rapport au communisme. L’organisation à Dresde d’un rassemblement de 100 000 catholiques en 1987 fut une étape marquante dans la prise de conscience de la capacité de mobilisation pacifique des Églises et l'éveil d'un esprit critique vis-à-vis d'un État policier dont les institutions devenaient de plus en plus anachroniques.
L’historien Étienne François, président du Conseil de la paroisse francophone de Berlin, et ancien professeur d’Histoire contemporaine à l’Université libre de Berlin, revient sur ce rôle parfois méconnu et sous-estimé des Églises dans les processus qui ont conduit à la chute du Mur et à la réunification allemande.
L’un des rares résultats durables de la République démocratique allemande a été une déchristianisation profonde. En Allemagne de l’Est, la majorité des habitants n’appartiennent à aucune Église. Ceci étant, les Églises protestantes ont été pratiquement les seuls lieux où il y avait quelque chose qui ressemblait à une société civile autonome par rapport au Parti communiste. Des chrétiens convaincus s’y sont retrouvés, mais ils sont devenus très vite minoritaires, puis dans les années qui ont précédé la chute du Mur, des opposants à la dictature communiste.
Le rôle de nombreux pasteurs et de nombreux militants chrétiens a été décisif dans la critique ouverte de la dictature communiste et le passage à une autre forme d’Allemagne, y compris jusqu’à la réunification, mais ça ne s’est pas traduit, comme beaucoup l’avaient espéré à ce moment-là, par une “rechristianisation” de l’Allemagne de l’Est.
Peut-on dire que le fait d’être chrétien pratiquant, dans les années 1980, pour un Allemand de l’Est, c’était en soi un acte de résistance face aux abus de pouvoir du système communiste ?
En partie, oui, parce que le Parti communiste était très hostile, pour des raisons à la fois idéologique et politique. Il avait réussi à faire en sorte que l’Église protestante devienne une Église favorable au socialisme… du moins officiellement ! Et, d’autre part, lorsqu’il y avait des jeunes chrétiens qui étaient trop militants, on leur interdisait des études supérieures ou on les dirigeait vers des formations qui ne correspondaient pas à leur attente. J’ai plusieurs exemples d’amis qui eux-mêmes étaient enfants de pasteur, et ce n'était pas toujours drôle. Et donc, pour eux, 1989 a été une libération.
Vous étiez professeur en RFA dans les années 1980. Est-ce que cet horizon de la réunification était un thème d’actualité, ou plutôt une espèce de chimère inaccessible, dans la psychologie des Allemands de l’Ouest ?
À ce moment-là c’était une chimère inaccessible. Personne n’y croyait. Moi non plus, je n’y croyais pas, mais j’ai commencé à me rendre compte que ça pouvait devenir possible dans l’été 1989, lorsque qu’il y avait non seulement la Table ronde avec des réussites en Pologne, mais aussi le communisme réformateur en Hongrie ou en Tchécoslovaquie. Et ensuite, la différence qu’il y a eu entre moi et mes amis ouest-allemands, c’est que je me suis réjoui tout de suite de la perspective de la réunification. Pour moi, c’était évident que cela allait se faire très vite, parce que j’ai une compréhension plus nationale de l’Allemagne que ne l’avaient la plupart de mes amis ouest-allemands, pour lesquels le sentiment national est suspect, parce que pour eux, “national”, cela signifie presque automatiquement “national-socialiste”.
Quelle était la place de la minorité catholique en Allemagne de l’Est ? Quelle était l’attitude de l’épiscopat catholique vis-à-vis du régime ?
Les catholiques de l’Allemagne de l’Est, eux, ont été dès le début très réticents. Ils ont fait un petit peu à leur manière ce que beaucoup d’entre eux avaient fait à l’époque nazie, c’est-à-dire non pas se replier sur soi, mais veiller à ne pas être trop subverti par le régime en place. Parce que ce que faisait le régime communiste, dans toutes les institutions dont il se méfiait, c’était d’y introduire des espions, qui ensuite faisaient des rapports à la police politique secrète, la Stasi. L’Église catholique, le petit milieu catholique, s’est beaucoup plus protégé que l’Église protestante contre le risque d’être subverti par des espions de la police politique.
Jean-Paul II disait que le diocèse de Berlin était le plus difficile du monde, car c’était un diocèse partagé entre l’Est et l’Ouest. Comment s’organisait la vie de l’Église dans ce contexte ?
Alors ça c’est une chose extrêmement intéressante, qui montre d’ailleurs que l’Église catholique, de ce point de vue, avait une attitude meilleure puisqu’elle a refusé d’accepter que la coupure de l’Allemagne en deux soit définitive. Donc l’évêque de Berlin résidait à Berlin-Est, mais il avait le droit de passer bien sûr à Berlin-Ouest. Il y avait, de fait, deux communautés différentes, l’une assez réduite à Berlin-Est et puis un petit peu plus à Berlin-Ouest, mais les catholiques ne représentent que 10% environ de la population à Berlin. Les deux partenariats se faisaient par l’intermédiaire de l’évêque et de ceux qui dirigeaient l’évêché avec lui.
On sait que Jean-Paul II a eu une parole prophétique au sujet de l’affaire polonaise. A-t-il aussi été écouté et entendu en Allemagne ? A-t-il joué aussi un rôle moteur aussi dans ces évènements ?
Indirectement oui. C’est l’un des anticipateurs de l’effondrement du communisme, et puis, du coup, de la réunification européenne. Mais en revanche, l’idée qu’il avait que cette réunification européenne pourrait se traduire par une “rechristianisation” ne s’est pas réalisée.
Berlin est connue pour être une ville libertaire et relativiste… Le rôle des Églises dans la chute du Mur est-il encore bien connu par les jeunes générations, ou est-il perçu comme plutôt anecdotique ?
Le rôle des Églises est connu indirectement, parce qu'un grand nombre de pasteurs qui étaient des opposants au régime communiste, d’abord pour des raisons de convictions et de foi, ont ensuite fait partie des militants les plus actifs de la transition de la RDA vers un régime démocratique puis vers l’Allemagne réunifiée, et donc ils ont joué et jouent encore un rôle important dans la vie politique.
Le président de la République fédérale d’Allemagne de 2012 à 2017, Joachim Gauck, était pasteur protestant à Rostock, avant de devenir le responsable des archives de la police politique puis le président de la République. Et puis le second exemple, encore plus impressionnant, c’est Angela Merkel, qui elle-même était fille d'un pasteur protestant et qui est chancelière de l’Allemagne fédérale. Ce sont deux exemples qui montrent bien que la présence des protestants actifs dans la résistance à la dictature communiste et dans l’opposition à l’athéisme est réelle jusqu’à maintenant.
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