Enrico Letta: les clivages entre États affaiblissent l’Union européenne
Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican
Quelle est l’ampleur des clivages européens dans cette crise sanitaire ?
C’est une crise sans précédent. La plus importante crise de l’après-guerre, plus puissante et négative que celle de 2008. Les clivages s’approfondissent. Il y a d’abord le clivage sanitaire, tous les pays ne sont pas touchés de la même manière. Puis, il y a la réponse commune à apporter, un clivage sur les solutions. Ces derniers jours, les décisions du gouvernement hongrois préfigurent aussi d’un clivage démocratique. C’est une profonde crise qui divise l’Europe, et met donc en difficulté ses valeurs.
Pourquoi la question des coronabonds et de la mutualisation de la dette cristallise autant de tensions ?
Elle cristallise les tensions, car on lie les deux questions. Il faut parler de bonds, sans que cela ait de conséquences structurelles sur la mutualisation de la dette, sujet si grand et historique que si on le touche, il y a le risque de bloquer l’efficacité des bonds pour la santé. Je préfère parler d’un écu européen, d’un coronadeal qui rassemble des instruments, dont un bond pour la santé par exemple issu de la Banque européenne pour l’investissement, sans toucher le sujet de la mutualisation de la dette, très sensible.
Nous sommes habitués aux divisions de l’UE, pourquoi seraient-elles plus dangereuses aujourd’hui que lors des crises précédentes?
Les précédentes crises sont survenues alors que l’esprit européen était beaucoup plus fort qu’il ne l’est aujourd’hui. L’Europe est affaiblie, par la crise de 2008, et celle de l’accueil des réfugiés qui était asymétrique. Seuls quelques pays, comme l’Italie, étaient touchés. Une troisième crise est donc malvenue, d’autant plus qu’elle arrive juste après le Brexit, qui a rendu possible le scénario d’une sortie de l’UE.
A-t-on pour l’heure des exemples de solidarité européenne budgétaire qui aient déjà fonctionné ?
Les institutions européennes ont déjà beaucoup fait. Et j’insiste, les institutions européennes, la Commission européenne avec le pacte de stabilité, les règles de la concurrence, ou celles des fonds structurels. La Commission a également pris une décision très importante en bloquant les règles de nationalisations des matériaux sanitaires. La Banque centrale européenne a aussi joué son rôle pour éviter le tremblement de terre des marchés financiers. Ce sont les États membres, entre eux, qui créent le problème.
Comme en 2008, et pendant la crise grecque, la division Nord-Sud ressurgit au sein de l’UE. Que faudrait-il pour qu’elle s’efface ?
La crise va l’effacer, car je crains que cette crise nous touche tous. Quand je vois que le nouvel épicentre de la pandémie devient New York, voire Londres, là il ne s’agit pas de pays du sud, endettés. Le virus n’a pas de frontières.
Le risque d’un éclatement de l’UE en sortie de crise existe-t-il ?
L’Union européenne est plus forte que cette crise, mais elle remet en question ses façons de travailler jusqu’à présent. Cette crise a besoin d’un calendrier différent. Ça n’est pas avec la coopération entre États que cela va marcher. Il faut une entité européenne avec des pouvoirs de coordination et une légitimité donnée par les États. Cette entité ne peut être que la Commission européenne, [il faut] qu’elle ait le leadership, le pouvoir de parler aux citoyens, de coordonner, et d'intervenir en temps réel.
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