Tataouine : le malentendu entre les Tunisiens et l’État
Entretien réalisé par Xavier Sartre – Cité du Vatican
La colère n’a jamais vraiment disparu des esprits des habitants de Tataouine et de sa région, dans le sud de la Tunisie. En 2017, des habitants d’El-Kamour avaient bloqué la station de pompage de pétrole de la ville, située en plein désert, pour réclamer des emplois et la création d’un fonds d’investissement. Des heurts avaient éclaté avec les forces de l’ordre. Pour mettre fin à l’agitation, le gouvernement s’était engagé à créer des milliers d’emplois et d’investir chaque année 80 millions de dinars (27 millions d’euros). Trois ans plus tard, rien n’a changé.
De nouveaux sit-in ont donc eu lieu au mois de juin. Le chef de file du mouvement de protestation a été arrêté, provoquant une vague d’indignation dégénérant en nouveaux affrontements avec la police jusqu’à sa libération le 24 juin. Depuis, le calme est revenu mais les problèmes de fonds demeurent : pauvreté générale, chômage pour la moitié des jeunes, manque de services publics et d’infrastructures, absence d’investissements.
Un mécontent latent depuis une dizaine d’années
Ce ras-le-bol est ainsi récurrent : «les révoltes n’ont jamais cessé, avant la Révolution, pendant la Révolution et après la Révolution» remarque Vincent Geisser, chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). C’est le fruit de ce qu’il qualifie de «malentendu démocratique» entre une démocratie réelle et «un déficit social» envers une partie de la population qui estime ne pas avoir été entendue par le nouveau régime.
Le fonds du problème vient du décalage entre les attentes des Tunisiens envers leur État, et ce que ce dernier est en mesure réellement de faire. Depuis les années 1960-1970, l’État tunisien se veut État-providence mais aussi créateur d’emplois, hors fonction publique. «Les régions du centre du pays attendent de l’État, non pas seulement des mesures d’assistance sociale, mais aussi des mesures en termes de créations d’emplois pour la jeunesse», explique Vincent Geisser.
Pressions extérieures, attentes intérieures
Or, à cause de la pression des bailleurs de fonds internationaux de la Tunisie, et notamment des Européens, «l’État doit déréguler, privatiser dans une certaine limite, améliorer l’efficacité de l’État, de ses services publics», autrement dit «se séparer d’une partie de ses fonctionnaires». «Le gouvernement veut normaliser sur le plan des impôts, lutter contre le travail informel pour favoriser les emplois déclarés mais en faisant cela il crée des situations d’insatisfaction profonde».
Pour résoudre cette quadrature du cercle, il faudrait que l’État apaise ce phénomène de dérégulation et de dénationalisation «en développement des zones franches», en promouvant un tourisme plus humain et plus vert, «en développant aussi les sociétés de service», ou investisse plus sur la matière grise de ces étudiants bien formés, estime le chercheur de l’IREMAM.
Malgré les risques de propagation de cette colère à d’autres régions du pays, la perspective de voir une nouvelle révolution ou un soulèvement comparable à celui qui a emporté Ben Ali en 2011 est faible car la Tunisie n’est plus aujourd’hui «un régime autoritaire» tempère Vincent Geisser. «Il y a des canaux de dialogue, des canaux syndicaux, gouvernementaux», les représentants associatifs des diplômés au chômage, détaille-t-il. Autre changement, l’appareil sécuritaire : malgré la permanence de certains problèmes, «on n’est plus dans une répression aveugle et brutale qui existait à l’époque de Ben Ali». Enfin, le système d’accaparement des richesses du pays par un clan autour de la famille du président n’existe plus «même si la corruption horizontale s’est développée». La démocratie tunisienne semble donc avoir les cartes en main pour résoudre son propre paradoxe.
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