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Une personne prie avec un chapelet et un drapeau français devant la basilique Notre-Dame de l'Assomption, à Nice, au surlendemain de l'attentat du 29 octobre 2020. Une personne prie avec un chapelet et un drapeau français devant la basilique Notre-Dame de l'Assomption, à Nice, au surlendemain de l'attentat du 29 octobre 2020. 

La conception française de la laïcité, une chance pour la liberté religieuse?

Le concept de «laïcité à la française» suscite parfois de graves incompréhensions. Parfois assimilée à une promotion de l’indifférence religieuse voire de l’athéisme, la laïcité constitue en réalité un mode de relation entre autorité politique et autorité religieuse censé favoriser la liberté de chaque instance et éviter la confusion des pouvoirs. Les Papes de l’époque contemporaine en ont identifié la racine dans les Évangiles.

Cyprien Viet – Cité du Vatican

La laïcité est souvent revendiquée par les responsables politiques français comme un socle de la démocratie et de l’harmonie de la société. Elle est pourtant parfois instrumentalisée dans un langage très restrictif voire humiliant pour certains croyants. Récemment, la tonalité de certains débats médiatiques autour d’un «droit au blasphème», dans le contexte des attentats liés à la publication des caricatures de Mahomet, ou certaines questions provocatrices posées dans le débat public, comme par exemple «comment faire revenir les prêtres dans leur sacristie» ou «l’islam est-il soluble dans la démocratie», ont donné l’image d’une France intolérante, arrogante, rétive à toute transcendance.

Au-delà des simplifications médiatiques et des élans émotionnels, la laïcité peut pourtant constituer un outil de promotion de la liberté religieuse, non pas dans un esprit de relativisme mais de respect sincère pour l’identité de chacun, et en pleine convergence avec l’éthique catholique et le magistère des Papes.

Dans sa Lettre aux évêques de France du 11 février 2005, à l’occasion du 100ème anniversaire de la loi de séparation de l’Église et de l’État, saint Jean-Paul II en soulignait les aspects positifs: «Le principe de laïcité, s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples: “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” (Lc 20, 25).»

Cette argumentation fut reprise par Benoît XVI devant le président Nicolas Sarkozy lors de leur entretien au Palais de l’Élysée, le 12 septembre 2008. L’actuel Pape émérite, qui est membre d’honneur de l’Académie des Sciences Morales et Politiques au sein de l’Institut de France, est un bon connaisseur de la subtilité juridique mais aussi philosophique qui entoure ce concept de laïcité. Devant les principales autorités françaises de l’époque, il soulignait qu’une conception figée de la laïcité serait contre-productive, mais qu’elle doit rester une notion dynamique, tenant compte des réalités de la société. «En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire», soulignait le Pape allemand. «Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société.»

Oui à la laïcité, non au laïcisme athée

Dans sa lettre de 2005, Jean-Paul II précisait que «la non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale.» Mais il soulignait aussi la différence entre cette laïcité ouverte et «un type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses».

C’est bien cette tonalité agressive qui prévalait dans l'esprit de la loi du 7 juillet 1904, notamment dans les discours du président du Conseil Emile Combes, qui finira par être écarté du pouvoir par ses propres alliés en raison de la tension qu’il provoquait dans la société. Outre la loi du 9 décembre 1905 en elle-même, l’expulsion des congrégations et les inventaires des biens d’Église furent vécus douloureusement par les catholiques, l'État se réservant le droit de les confier à des associations de droit privé, éventuellement gérées par des personnes de cette même confession.

Après la politique de ralliement à la République promue par son prédécesseur Léon XIII à la fin du XIXème siècle dans un souci de réalisme politique, le saint Pape Pie X exprima lui une opposition totale aux orientations laïques de la République française dans trois encycliques publiées entre 1906 et 1907 : Vehementer nos, Gravissimo Officii Munere et Une fois encore.

Avec quatre décennies de recul et l’apaisement progressif des relations entre l’Église et l’État, les évêques de France porteront un regard sur la laïcité beaucoup plus nuancé. Pie XII, lui-même fin diplomate, confiera au futur Jean XXIII, Mgr Angelo Roncalli, nommé nonce apostolique en France, le soin d’arrondir les angles après les fractures de la Seconde Guerre mondiale. Les relations entre autorités politiques et religieuses s’apaisent alors. Dans sa déclaration du 13 novembre 1945 sur la personne humaine, la famille et la société, l’épiscopat français définit la laïcité comme une valeur légitime selon deux définitions: le droit de chaque citoyen de pratiquer la religion de son choix (ou de n’en pratiquer aucune), et d’autre part, «la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique».

Ces deux définitions, formulées dans le contexte de la nécessaire reconstitution de l’unité nationale après le traumatisme de la guerre, sont très différentes d’une vision idéologique qui mettrait l’autorité politique hors de toute morale supérieure, et qui reviendrait à promouvoir une doctrine matérialiste et athée qui n’aurait rien à envier aux régimes communistes. Le souvenir des exactions de la Révolution française, et notamment du régime de la Terreur, est en effet demeuré vif pour de nombreux catholiques, et il les incite à une certaine méfiance. Sans atteindre des degrés aussi dramatiques, certaines polémiques récentes, notamment sur la présence des crèches dans les espaces publics, montrent que le principe de laïcité glisse parfois vers des interdictions absurdes et difficiles à justifier.

Ces derniers jours, la suspension des messes publiques dans le cadre du nouveau confinement, voué à limiter la progression du coronavirus, a suscité colère et incompréhension parmi de nombreux catholiques. Le juge des référés du Conseil d'État, saisi par le président de la conférence des évêques de France, a confirmé l'interdiction. Au lendemain de l'annonce de cette décision, Mgr Éric de Moulins-Beaufort en a tiré l'occasion de réaffirmer sa vision de la laïcité, dans son discours de clôture de l'Assemblée plénière de l'épiscopat: «Au-delà de la douleur de la privation de Messe, pour moi, il est important qu’en cette affaire, le droit soit dit avec précision. Nous avons appris à vivre en régime de séparation et à goûter la liberté qu’y trouve l’Église de vivre sa vie propre, non pas hors de l’État mais sans sa contrainte, non pas contre la société mais en son sein, en servant sa cohésion, mais selon la dynamique propre de la foi en l’Évangile du Christ et de la dilatation du cœur et de l’action que nous en recevons. En un temps où, pour des raisons tout à fait compréhensibles, qui relèvent de sa responsabilité, l’État cherche à renforcer sa surveillance des religions, quelles qu’elles soient, nous devons être vigilants, - nous, ce sont tous les citoyens français-, sur la précision des textes qui limitent ou encadrent ou expriment les libertés fondamentales», a-t-il précisé. 

Le risque de reléguer les religions vers une sous-culture

Dans son livre d’entretien avec Dominique Wolton, publié en 2017 sous le titre Politique et Société, le Pape François exprimait un regard plutôt critique sur une conception trop obtuse de la laïcité, qu’il voit comme une notion saine en elle-même, mais qui dérive parfois vers une certaine intolérance. «Je crois que dans certains pays comme en France, cette laïcité a une coloration héritée des Lumières beaucoup trop forte, qui construit un imaginaire collectif dans lequel les religions sont vues comme une sous-culture», regrettait-il. Il plaidait donc pour un État «ouvert à la transcendance», capable d’intégrer pleinement les religions dans la culture collective.

«Quand on dit qu’il ne faut pas porter de croix visibles autour du cou ou que les femmes ne doivent pas porter ça ou ça, c’est une bêtise, soulignait-il. Car l’une et l’autre attitudes représentent une culture.» «L’un porte la croix, l’autre porte autre chose, le rabbin porte sa kippa et le Pape porte la calotte! La voilà, la saine laïcité!», précisait François avec humour.

Le dialogue s’intensifie entre responsables religieux et politiques en France

L’histoire de France est traversée par une perpétuelle tension quant à l’interprétation de la laïcité, que ce soit dans un sens restrictif, ou dans une logique plus ouverte donnant un espace aux religions dans la vie publique. Les débats actuels sur la place de l’islam montrent bien la difficulté et l’importance pour les responsables politiques de trouver des interlocuteurs institutionnels auxquels se référer. Le Conseil Français du Culte Musulman, bien qu’il ne soit pas totalement représentatif du paysage complexe de l’islam en France, s’est progressivement imposé comme l’organe de contact pour les responsables politiques.

Dans l’ensemble, indépendamment des alternances entre droite et gauche, les contacts se sont intensifiés entre le gouvernement et les responsables religieux, régulièrement consultés. Le rythme des rencontres s’est accru depuis la série d’attaques terroristes de 2015-2016.

Pour sa part, l’Église catholique est apparue comme une institution pourvoyeuse de sens et de consolation, avec des symboles marquants comme la Marseillaise jouée à l’offertoire lors de la messe célébrée à Notre-Dame-de-Paris le 15 novembre 2015, deux jours après les fusillades qui avaient fait 130 morts dans la capitale française. La précédente occasion durant laquelle l’hymne national fut joué aux grandes orgues remontait au Te Deum célébré lors de la Libération en 1944.

Autre signe de cet attachement aux symboles catholiques, les obsèques des présidents donnent souvent lieu à un déploiement liturgique parfois déroutant pour des journalistes et des responsables politiques peu aptes à en saisir le sens, comme ce fut palpable lors des obsèques de Jacques Chirac en 2019. Lors du décès de François Mitterrand en 1996, le cardinal Lustiger célébra une messe solennelle à Notre-Dame-de-Paris, devant de nombreux chefs d’État étrangers, pendant qu’une autre messe plus intimiste se tenait dans la commune de Jarnac, en Charente, lieu de la sépulture de l’ancien président. Un tel dispositif déployé pour un homme politique qui se disait détaché de la foi, mais qui assumait néanmoins une recherche mystique dans les dernières années de sa vie, montre que la République a besoin de sacré pour s’incarner.

Certains ironisent sur la religion «catho-laïque» qui continue à structurer la vie publique en France, malgré l’éloignement d’une grande partie de la population vis-à-vis des institutions religieuses. L’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame-de-Paris en 2019 est aussi révélatrice d’une certaine soif de transcendance dans la population française.

Une laïcité à géométrie variable

Il est important de rappeler par ailleurs que le droit français a multiplié les exceptions et dérogations au principe de laïcité. Depuis leur rattachement à la France au terme de la Première Guerre mondiale, les départements de l’Alsace et de la Moselle sont sous régime concordataire, c’est-à-dire qu’ils sont régis par le Concordat napoléonien de 1801 et non pas par la loi de 1905, adoptée alors que ces territoires se situaient sous souveraineté allemande. Concrètement, les prêtres (tout comme les rabbins et les pasteurs protestants) y sont rémunérés par l’État, et les évêques font l’objet d’une double nomination, du Pape et du président de la République française. Actuellement, le président de l’Université de Strasbourg est un prêtre catholique, une situation impossible à imaginer dans une autre université publique en France.

Certaines collectivités d’outre-mer se situent également hors du régime de laïcité: du fait de l’incapacité pratique de l’État à organiser un maillage efficace du territoire, notamment au niveau des écoles, l’Église catholique bénéficie d'un financement public en Guyane, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. L'Église est considérée comme y exerçant des missions de service public. En Guyane néanmoins, la rémunération des prêtres par la collectivité territoriale est progressivement abrogée, au profit d’une prise en charge directe par le diocèse.

La France, un pays à la fois rationaliste et mystique

L’histoire de France a été jalonnée de personnalités inspirées par Dieu, comme Jeanne d’Arc, dont la dimension mystique n’a pas dissuadé les personnalités politiques les plus laïques et républicaines d’en revendiquer l’héritage. Sa canonisation en 1920 fut l’occasion d’une reprise des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège, après 15 ans de suspension. Les catholiques avaient retrouvé leur place dans la société française avec la Première Guerre mondiale, qui fut un creuset de réconciliation nationale. Au cours des combats de 1914 -1918, de nombreux soldats français ont voué un culte étonnant et particulier de ferveur à Thérèse de Lisieux, qui a vu sa popularité progresser dans ce contexte. La dévotion mariale s'est aussi exprimée dans les rangs des militaires, et c'est en 1956 que fut créé l'Hospitalité Notre-Dame-des-Armées pour permettre aux blessés et malades militaires de participer au pèlerinage de Lourdes.

Les tensions liées à la séparation de l’Église et de l’État et à l’expulsion des communautés religieuses, étaient désormais bien loin. Paradoxalement, même si le départ de la plupart des religieux de métropole pour les colonies françaises et pour d’autres pays fut une expérience brutale et douloureuse, ces expulsions se sont avérées être un facteur accélérateur pour les missions. Les congrégations françaises se sont ainsi rapidement implantées et développées jusque dans des terres lointaines où elles ont fait souche. Les autorités françaises elles-mêmes furent heureuses de voir la francophonie s’étendre grâce aux missionnaires. Une vision restrictive et parfois obtuse de la laïcité à l’intérieur du territoire métropolitain a donc libéré des énergies missionnaires pour l’extérieur… Certains peuvent s’en offusquer et y voir la marque d’une certaine hypocrisie. D’autres y verront le signe que «tout est grâce» que Dieu parle droit par des lignes courbes, y compris par des canaux inattendus.

Durant la Seconde Guerre mondiale, les grandes heures de la Résistance dont les acteurs (à commencer par le général de Gaulle) furent au centre de la vie politique française des décennies suivantes, furent marquées par de nombreux signes de fraternité entre ceux qui croyaient au Ciel et ceux qui n’y croyaient pas. L’ancien ministre communiste Jack Ralite, peu avant sa mort en 2017, donnait cet éclairage poignant sur le sens de son engagement politique: «Ce n’est pas parce qu’il y a du désaccord qu’il doit y avoir du désamour. En vérité, j’ai une fidélité inaltérable pour l’ouvrier-menuisier communiste de Vitry-sur-Seine qui, en déportation, a refait le chapelet de l’abbé, arraché par les nazis.» Une phrase qui montre le paradoxe d’une certaine mentalité française, en tension perpétuelle autour de ces notions de laïcité et de séparation du religieux et du politique, mais qui sait aussi reconnaître la valeur de la foi et du sacré et, parfois, qui ose libérer quelques espaces pour le passage de Dieu. 

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12 novembre 2020, 08:00