Le Liban, terre de souffrance et d'espérance: le témoignage de pardon de Fouad Hassoun
Cyprien Viet - Cité du Vatican
En ce 4 décembre, premier vendredi du temps de l'Avent, et quatre mois après la terrible explosion qui a dévasté la ville de Beyrouth, nous tournons nos regards vers le Liban pour un témoignage d'espérance, de pardon et de guérison.
Le 21 janvier 1986, Fouad Hassoun, un chrétien maronite alors âgé de 17 ans, était gravement blessé dans un attentat à la voiture piégée, dans le contexte de la guerre civile qui déchirait le Pays du Cèdre. Lui qui était étudiant en médecine et qui rêvait de devenir ophtalmologiste perdra l’usage de ses yeux dans cet attentat, mais il a survécu, à la grande surprise des services de secours qui l’avaient déjà conduit à la morgue.
Après une période de révolte et de souffrance, il fit le choix de pardonner explicitement aux responsables de cet attentat et de reconstruire sa vie sans ressentiment, en se mettant au service des autres. Diacre, marié et père de famille, Fouad Hassoun a aussi créé des entreprises vendant notamment des logiciels pour favoriser l’accès des personnes aveugles à l’informatique.
Dans le livre J’ai pardonné, récemment publié aux éditions Mame, il revient tout d’abord sur son expérience intime de la mort lors de cet attentat et sur son retour à une vie qu’il a choisi d’honorer en diffusant un message de guérison et d’espérance.
«C’est un matin d’hiver. Je me préparais à aller à l’université, et j’entends du bruit très fort, dans la rue… Je m’approche de la fenêtre… et plus rien. Je ne vois plus rien, je suis projeté par un souffle où j’ai cru que j’étais en train de mourir… Je crie "Ya’adra, Ya’adra", ce qui veut dire en Libanais, "Ô Sainte Vierge, Ô Sainte Vierge", et j’implorais la Vierge Marie en lui disant que je ne voulais pas mourir. J’ai cru que j’étais en train de basculer dans la mort. J’ai été emmené à l’hopital où l’on m’a mis à la morgue, parce que j’étais gravement blessé, j’avais perdu tout mon sang. Et il y a un cousin qui m’a trouvé en train de bouger, en dessous du drap qu’ils m’avaient mis dessus.
Il crie: "il est vivant!", et me voilà, après 20 heures d’hopital, entouré des miens. Un réveil douloureux mais un réveil prometteur parce que je me suis rendu compte que j’étais vivant, et c’était cela le plus important pour moi. L’enfant de la guerre que j’étais venait de se rendre compte combien la vie était importante. Je consolais les miens et je leur disais : "Arrêtez de pleurer! Je suis vivant!"
Vous allez vous rendre compte dans les jours qui suivent que vous perdez la vue, et vous allez passer tout de même par une phase de révolte, avant le temps de l’acceptation qui n’est pas une résignation, mais au contraire une forme de réponse à la volonté du Seigneur… Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce processus que vous avez traversé?
Les yeux étaient touchés, et j’ai vu le défilé de tous les ophtalmos de Beyrouth dans ma chambre d’hopital… Et après, mes parents, ne trouvant pas une solution sur place, m’avaient envoyé en Suisse, à Genève, pour me faire opérer, et j’ai appris alors que je ne verrai plus. Et c’est une nouvelle bombe qui m’a explosé à la figure. Et là, la révolte monte en moi et je questionne: "Pourquoi? Pourquoi moi? Pourquoi cette guerre? Pourquoi tant de haine? Pourquoi tant de morts? Pourquoi mon grand-père a été tué dans l’église, pourquoi mon oncle a été assassiné, mon cousin enlevé, mes camarades de classe fauchés par des bombes? Pourquoi tout cela?"
Et ça remontait en moi et je disais: "Mais Seigneur, pourquoi vous laissez faire?" Et je criais très fort mon doute en disant "Mais ce n’est pas possible, je suis innocent, et c’est injuste". Et cette révolte m’a poussé très loin en disant, "Seigneur, moi je suis devenu aveugle, et vous, vous êtes devenu sourd!" Et je demandais au Seigneur, par amour, qu’il me guérisse. Et la réponse c’était: "si tu m’aimes, tu acceptes". Comment accepter une telle chose? C’est horrible ce qu’il vient de m’arriver. Et c’est quelque chose que je ne connais pas, c’est l’inconnu total, toute ma vie va être chamboulée. Accepter l’inacceptable, c’est impossible.
La parole "par amour, tu dois accepter" est revenue. Amour de quoi? Amour de la vie, forcément! Et j’ai dis au Seigneur, "oui je veux accepter, mais maintenant il faudra que tu m’aides à aller sur ce chemin d’une nouvelle vie où je dois tout apprendre, tout réapprendre". Et j’ai décidé de continuer ma vie en faisant des études en France.
Comme beaucoup de Libanais, vous avez une très forte dévotion à Marie et aussi à saint Charbel. Quelle est la place de votre spiritualité mariale et aussi de votre lien à votre grand saint national, saint Charbel, dans votre parcours de reconstruction?
Marie est la première en chemin, elle peut tout demander à son Fils, il ne lui refuse rien. Et j’ai demandé à Marie de m’aider sur cette démarche de l’acceptation, et de me guider, d’être à mes cotés. Et c’est ma Maman! C’est ma Maman du Ciel! C’est ma Maman à qui je peux tout demander. Je peux me mettre dans ses bras pour me consoler. Et ma prière à Marie, quotidienne, m’aide aujourd’hui aussi à apaiser mes inquiétudes du moment, dans les difficultés de la vie quotidienne, des soucis de travail, des soucis de santé… Au milieu de cette pandémie, j’ai beaucoup prié Marie aussi pour qu’elle me donne cette assurance que tout ira mieux. Nous ne devons pas avoir peur tant qu’elle est là, tant qu’elle est à coté de nous. Et c’est comme au pied de la croix, quand Jésus a dit : "Voici ta mère! Voici ton fils!" A chaque fois, je sens que je peux la prendre avec moi, chez moi, partout.
Cette prière m’a beaucoup aidé surtout quand j’ai fait mon parcours de pardon, et je suis allé auprès de Marie dans un sanctuaire marial en Ardèche, chez Notre-Dame-des-Neiges, à Saint-Pierre-de-Colombier, où j’ai demandé à Marie de m’aider à pardonner, car il fallait que j’aille plus loin dans la recherche de la paix dans mon cœur. Il fallait que je me débarrasse de plein de haine.
Et Charbel, c’est le saint des miracles. Et je lui ai demandé un miracle. Et le miracle a eu lieu: avec Marie et Charbel, j’ai réussi à pardonner, et à apaiser mon cœur de toutes ces haines, de ces colères qui m’ont rendu triste, haineux à un moment donné dans ma vie, et cela je ne le voulais pas. Le miracle a eu lieu: j’ai décidé de pardonner à celui qui avait posé la bombe, et à vivre plutôt comme un homme libre, et à aller vers le bonheur que le Seigneur me promettait.
Votre choix de pardonner avait provoqué une certaine stupeur au Liban quand vous l’avez exprimé à la télévision. Mais le pardon est-il finalement l’outil le plus désarmant, face au terrorisme, face à la haine qui se propage aussi actuellement dans nos sociétés européennes?
Ce pardon m’a amené à plus grand. Il m’a appris que je peux, comme Jésus me l’a demandé, aimer celui qui m’a fait mal, aimer celui qui m’a crevé les yeux, aimer mon ennemi. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime, mais est-ce que cet ennemi-là, je peux aussi lui donner ma vie?
Je me suis trouvé dans une émission de télévision au Liban où l’animateur m'a demandé: "Ton pardon est-il définitif et irrévocable?" Et ma réponse a été, du tac-au-tac: "Si cet homme était en face de moi, je me lèverais, je le prendrais dans mes bras, je l’embrasserais, et je lui dirais que je l’aime". Et moi-même j’étais stupéfait de cette réponse qui m’a ouvert le cœur à plus grand, qui m’a ouvert le cœur à une grande lumière, à l’Amour, à un amour qui a transformé toute ma vie. Et cet amour, qui m’a donné la paix, que je voudrais éternelle dans ma vie, j’aimerais aussi aujourd’hui le partager et le vivre dans ma famille, avec ma femme et mes quatre enfants, avec mes voisins, mes collègues de travail
Dans le monde où je vis, je sens qu’il y a tellement de violence, tellement de haine, tellement de colère, que je me dis: attention, il ne faut pas basculer dans une guerre, dans des murs qui se dressent entre nous, comme c’est arrivé au Liban il y a 45 ans, en 1975. Nous nous sommes dressés les uns contre les autres, dans un même pays, un même peuple. Nous nous sommes tapés dessus comme des fous. Nous avons détruit notre pays. Nous avons détruit des centaines de milliers de vies. Et pour quoi? Pour rien! C’est stupide! La guerre, c’est stupide! La violence n’amène que la violence, la haine n’amène que la haine. Et quelle réponse Jésus avait-il? "Pardonne-leur, Seigneur, ils ne savent pas ce qu’ils font." Pardonne-leur! Cela veut dire: "Donne-leur ta miséricorde et ouvre leur la porte à venir vers toi ! Ouvre-leur la porte de la paix."
Et j’espère qu’aujourd’hui, par mon témoignage, les gens pourront être touchés par cela, et se dire qu’il y a une autre solution. Il y a une autre voie que ces murs qui se dressent entre nous, ces murs de haine, de silence, de séparation. Ces murs-là, nous pouvons les détruire pour construire des ponts qui nous font aller les uns vers les autres, et c’est cela qui est le plus important, c’est cette rencontre.
Nous pouvons aussi aller vers nos frères en humanité, quelle que soit leur religion, leur conviction, nous pouvons aller les chercher là où ils sont, là où ils ont peur, là où ils ont mal, aussi pour, comme l’a dit le Saint-Père, "aller à la périphérie". "Soyez des hôpitaux de campagne", ça veut dire les soigner, soigner ceux qui souffrent, ceux qui ont mal. C’est notre devoir de chrétiens, c’est d’aller vers l’autre, le rencontrer, le toucher comme le bon Samaritain. Le guérir, et même donner sa vie, s’endetter pour lui, ça veut dire aller au-delà de ce que j’ai. Le Seigneur nous donnera la force nécessaire pour construire la paix dans nos villes, la construire autour de nous et sauver le monde de cette violence qui rôde autour.
Vous êtes aujourd’hui marié, père de quatre enfants, en même temps vous êtes diacre, chef d’entreprise… Vous menez beaucoup d’activités de front. Cette capacité d’engendrement et de création qui a jailli de votre personnalité, est-ce qu’elle est justement le fruit de votre capacité à pardonner, d’avoir résisté la tentation du ressentiment qui aurait pu vous renfermer dans une vie moins féconde?
Le pardon m’a libéré, il a fait de moi un homme libre. J’ai cassé les chaînes de la haine, j’ai nettoyé mon cœur, et je suis rentré dans une paix qui fait que je peux aller encore plus loin. C’est une recherche de la sainteté. Notre chemin sur terre, il est là pour nous sanctifier. Plus on reçoit, plus le désir est grand d’aller plus loin. Dans ma famille, je reçois beaucoup d’amour, et j’en donne aussi, mais j’en reçois tellement que cela me rend encore plus généreux. Avec mes amis, avec mes engagements, cela m’apporte beaucoup de bonheur. Le Seigneur ne s’est pas trompé quand il a dit "Il n’y pas de plus grand amour que de donner sa vie". Parce qu’il n’y a pas de plus grand bonheur que de donner sa vie ! Et je loue le Seigneur pour cette grâce qu’il a mis dans ma vie, de bonheur, et de dire oui à tout ce qu’il me demande. Louer sa Création, louer la vie qu’il a mis en nous et rendre grâce pour tout le bien et tout le bonheur que je reçois.
Malheureusement cette année 2020 a été marquée au Liban par une catastrophe d’une ampleur épouvantable, avec cette explosion il y a quatre mois, le 4 août, qui a fait notamment de nombreux blessés au niveau des yeux, comme ce fut le cas pour vous 34 ans auparavant. Quel message voulez-vous transmettre à ces personnes traumatisées dans leur corps et dans leur âme par cette explosion? Et est-ce qu’il existe une voie libanaise particulière de la résilience, de la guérison, par rapport à toutes les catastrophes qui ont affecté votre pays depuis plusieurs décennies?
Le Liban ne cesse de vivre des catastrophes, des guerres, des destructions. Et on parle beaucoup du phénix qui renait de ses cendres, de la résilience. Mais il y a quelque chose qui est encore plus important: c’est cette foi du peuple libanais. C’est un peuple croyant. Aujourd’hui, il est à genou, accablé par la corruption, par la faillite financière, le peuple a été volé, détruit. Presque une bombe nucléaire a détruit une grande partie du Beyrouth chrétien. Les gens pouvaient perdre l’espérance. Mais quand je vois mon peuple à genou, je me rends compte qu’il est en train de prier plutôt que de se plaindre.
Cette façon de vivre à la libanaise, elle est là, comme la petite graine de moutarde qui transporte les montagnes, ces belles montagnes du Liban, pour les faire planter dans les cœurs de tous les êtres humains. J’ai senti cet été combien le monde vibrait avec le Liban. Il y a un message chez nous, comme l’a dit saint Jean-Paul II. Ce message de paix, de convivialité, entre les religions, les peuples, les cultures. Le Liban incarne cela. Forcément, c’est attaqué: le Malin n’aime pas voir cela, il veut détruire, il veut tuer. Mais le Prince de la Paix, il est venu aussi toucher cette terre du Liban. Nous restons accrochés à ce qui est la Gloire de Dieu, incarnée dans ce beau pays qui est cité tant de fois dans la Bible.
La beauté du Liban vient de Dieu, il l’a voulu là, au milieu d’une histoire extraordinaire qui fait que ce pays a toujours existé. Il existe et il existera, parce qu’il est dans nos cœurs à nous tous, à nous les Libanais, nos amis, nos frères partout dans le monde. Et cette résilience, cette espérance, cette conversion perpétuelle du peuple libanais fait qu’il est un peuple éternel, et comme le dit notre Église maronite, la Gloire de Dieu lui a été donné. La Gloire de Dieu ne meurt jamais! Elle est Résurrection, elle est Vie éternelle! Et le Liban est au milieu de cette vie.»
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