Pierre Léna: le regard d’espérance d’un astrophysicien sur la pandémie
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Alors que la pandémie ne donne aucun signe de trêve, de nombreux pays à travers le monde s’apprêtent à lancer leur campagne de vaccination. La Commission européenne a par exemple autorisé ce lundi 21 décembre l'utilisation du vaccin Pfizer-BioNTech, ouvrant la voie aux vaccinations dans les pays de l'UE avant la fin de l'année.
Au Vatican, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi n'entend pas «juger de la sécurité et de l'efficacité» des vaccins actuels contre le Covid-19, mais se concentre sur l'aspect moral. Lundi également, elle a publié un document en ce sens, approuvé par le Pape François. Elle y rappelle notamment l’«impératif moral» consistant à garantir des vaccins efficaces et éthiquement acceptables «même aux pays les plus pauvres».
L’Académie Pontificale des Sciences a elle aussi mis en garde contre l’inégalité d’accès aux vaccins dans une déclaration diffusée en octobre dernier, et signée par une quarantaine d’académiciens, dont l’astrophysicien Pierre Léna, professeur émérite à l’université de Paris et membre de l’académie des Sciences en France. Il nous donne d’abord son point de vue sur le processus de mise au point des vaccins contre le coronavirus:
«On n’a jamais fait un vaccin dans des délais aussi courts, il faut donc s’assurer que la sécurité est acquise. Il faut s’assurer de la transparence des informations, qu’il s’agisse [de celles] des producteurs industriels ou des États, il faut que le public ait accès à ces informations. Cet ensemble-là est le premier critère. Le second, c’est d’éviter une situation d’inégalités majeures entre les populations. La réaction, en quelque sorte spontanée, des États, peut-être une sorte d’égoïsme national, ce qui peut d’ailleurs se comprendre – on veut protéger d’abord ses propres citoyens.
Donc cela appelle une autorité internationale – qui peut être l’Organisation Mondiale de la Santé, les Nations-Unies, dans lesquelles d’ailleurs la communauté scientifique, parce qu’elle est internationale, est désintéressée, au moins en principe – à jouer un rôle, afin de garantir cet accès à tous. On voit bien que la solidarité mondiale est mise à l’épreuve.
On voit bien que l’accès aux vaccins dépend aussi évidemment des gouvernements. Mais les individus, à leur échelle de citoyens si l’on peut dire, ont-ils aussi un rôle à jouer?
L’appel du Pape François à cette solidarité humaine est le moteur qui peut nous mettre en mouvement, au-delà de nos intérêts particuliers, ou si l’on préfère, de notre égoïsme de survie individuelle. Ensuite, c’est à chacun de faire pression sur les gouvernements, et de participer, y compris financièrement, au mouvement d’ONG. Pour toutes ces questions globales, il y a un pas immense entre la solidarité universelle et l’action individuelle, et c’est évidemment là que le politique est essentiel. Non seulement le politique national mais aussi le politique régional – l’UE par exemple – et aussi le politique international – les Nations-Unies. Le multilatéralisme, qui a été mis à mal depuis quelques années, n’est probablement que la seule réponse possible et efficace au niveau politique pour relayer en actions concrètes la solidarité individuelle de chaque citoyen, et son désir de fraternité: distribution de vaccins, équipements à très grande échelle, c’est-à-dire pour des millions de personnes.
Dans la dernière déclaration de l’Académie pontificale des sciences, vous alertez sur le fait que les solutions scientifiques doivent être l’objet d’une «considération éthique attentive». Cet aspect aurait-il été négligé jusqu’à présent?
Le travail des chercheurs consiste à explorer le plus loin possible, mais quand il s’agit du rapport à l’être humain, au corps, avec des conséquences parfois de vie et de mort, comme c’est le cas ici, tout n’est pas possible sans des précautions importantes dans l’activité de recherche. Est-ce que cela veut dire que ça freine l’activité de recherche? Oui, parfois. Jusqu’où est-il légitime de la freiner? Nous trouvons une telle question évidente par rapport à l’injection de vaccins en développement à des populations de volontaires, qui prennent un risque. Jusqu’où peut-on aller pour mettre au point ces vaccins? Elles sont aggravées par la rapidité nécessaire et sans doute par les pressions des politiques qui veulent aller très vite, et on les comprend. Tous les collègues scientifiques que je rencontre sont très conscients de cela: cette négociation intérieure entre le respect collectif bien sûr, entre le respect de l’éthique d’un côté et puis le souci d’efficacité rapide de l’autre.
Il en va de même pour les questions de transparence sur lesquelles vous alertiez tout à l’heure? Quelle attention a-t-on porté à cet aspect-là?
Qu’observons-nous, en particulier dans les pays développés? De très fortes réticences aujourd’hui vis-à-vis de la vaccination. Ce refus de faire confiance à des affirmations scientifiques s’est répandu, en particulier depuis une dizaine d’années. Il est amplifié par les réseaux sociaux, souvent avec des raisonnements qui méritent à peine d’être appelés raisonnements tant ils sont rudimentaires et peu fondés. La transparence est une façon de lutter contre cette vision dubitative de la validité des affirmations scientifiques. Chaque gouvernement, dans les campagnes de vaccination à venir, devra faire d’énormes efforts pour cette transparence.
Qu’est-ce que votre regard d’astrophysicien et votre expérience vous suggèrent pour affronter cette crise?
J’ai la chance d’avoir fait un métier dans lequel ce n’est pas seulement ce qui se passe dans mon laboratoire, dans mon institut, en France, qui m’apprend comment fonctionne l’univers. C’est vraiment un travail collectif, de toute la communauté mondiale, et notre champ de travail est l’univers entier, un champ immense et magnifique. J’ai appris dans ce métier à regarder à grande échelle. Par rapport à la situation que nous vivons aujourd’hui, je perçois à la fois une fragilité de notre humanité devant cette épidémie. Je perçois aussi son incroyable résistance, non seulement celle de l’être humain, mais de la vie elle-même sur la terre, depuis 4 milliards et demi d’années. Donc cela incite à l’optimisme. L’univers a pu engendrer la vie sur cette petite planète, mais peut-être sur beaucoup d’autres, nous ne le savons pas du tout, nous cherchons à le savoir… Mais il y a une grandeur magnifique, qu’un chrétien interprètera comme la beauté de la Création, comme François d’Assise, et la chantera. Cela donne, pour moi, un certain enracinement dans l’espérance, que nous devons garder au cœur dans cette crise terrible qu’est la pandémie.»
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