En France, ATD-Quart-Monde veut pouvoir continuer à relayer la parole des plus pauvres
Cyprien Viet - Cité du Vatican
En France, l'association ATD-Quart-Monde s'inquiète de perdre son siège au Conseil économique, social et environnemental (Cese), la troisième assemblée prévue dans le système institutionnel français (après l'Assemblée Nationale et le Sénat), et qui a un rôle consultatif, permettant d'inspirer certaines orientations politiques sur le long terme. La nouvelle composition du Cese doit entrer en vigueur le mois prochain, avec moins de membres et une plus forte représentation des associations de défense de l'environnement, mais cette transformation, si elle demeure en l'état, entrainera la perte d'un siège pour les associations engagées dans la lutte contre la pauvreté.
Présente dans cette instance depuis 1979, ATD-Quart-Monde y a tenu un rôle historiquement important, notamment en 1987, lors de la présentation du rapport sur la grande pauvreté la précarité et par le père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement. Ce rapport a eu un impact important dans les années qui suivirent, car il a ouvert la voie à plusieurs mesures sociales dont la plus emblématique est la création du Revenu Minimum d'Insertion (RMI), devenu depuis le Revenu de Solidarité Active (RSA).
Alors que l'expertise d'ATD-Quart-Monde est reconnue et appréciée par les autres associations comme par des responsables politiques de tous bords, la perte de son siège au Cese dans une période de crise économique et donc d'expansion de la pauvreté et de la précarité suscite l'inquiétude et l'incompréhension. Plusieurs personnalités ont signé une pétition pour demander au gouvernement de rendre à l'association son siège dans cette assemblée.
Jean Tonglet, volontaire permanent du mouvement à Bruxelles, en charge des liens avec l'Italie et le Saint-Siège, nous explique les enjeux de cette présence d'ATD-Quart-Monde au Conseil économique, social et environnemental.
«Le gouvernement a décidé que les deux sièges attribués aux associations de lutte contre la pauvreté – il y en avait trois précédemment, il n’y en n’a plus que deux - étaient attribués l’un à la Croix-Rouge, et l’autre au Collectif Alerte, qui est un collectif d’associations de lutte contre la pauvreté, dont ATD-Quart-Monde fait partie, mais ce ne serait plus un siège au nom d’ATD-Quart-Monde, mais au nom d’un collectif dont on fait partie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Donc actuellement nous nous battons pour que le nombre de sièges attribués aux associations de lutte contre la pauvreté passe de deux à trois, pour qu’ATD-Quart-Monde puisse continuer à siéger, aux côtés du Collectif Alerte et de la Croix Rouge. La décision est entre les mains du gouvernement, et c’est pour ça que nous avons lancé cette pétition, pour obtenir que le gouvernement revienne sur cette décision. On voit mal ce qui justifie la diminution du nombre de sièges des associations de lutte contre la pauvreté dans le contexte que nous vivons actuellement.
Le Conseil économique, social et environnemental est une institution parfois peu connue. Pouvez-vous nous expliquer ce que ATD-Quart-Monde a pu y déployer depuis plus de 40 ans de présence au sein de cette “troisième assemblée”?
En fait, il y a très longtemps que le mouvement, par la voix de son fondateur, le père Joseph Wresinski, avait demandé à siéger dans cette assemblée, qui est donc la troisième assemblée de la République. Les deux autres assemblées sont électives et législatives. Le Conseil économique, social et environnemental est une assemblée consultative, avec des personnes qui sont nommées, déléguées par les organisations qu’elles représentent, ou nommées par le gouvernement. Et donc le père Joseph avait toujours pensé que c’était un endroit où la voix des plus pauvres devait pouvoir se faire entendre, hors de la compétition électorale, mais dans un lieu consultatif.
Il a dû s’y prendre à plusieurs reprises avant d’être entendu, et il a été nommé au Conseil économique et social en 1979 par le président Giscard d’Estaing, au titre de personnalité qualifiée. Il a mis un certain temps pour se familiariser avec cette enceinte, avec son mode de travail, et gagner la reconnaissance de ses pairs, ce qui n’était pas acquis d’emblée.
Et en 1985, durant ce fameux hiver qui a été extrêmement froid et qui a contribué à une redécouverte de la pauvreté en France et de son ampleur, il a été chargé de préparer et rédiger un rapport qui avait pour titre Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Il a travaillé pendant deux ans à ce rapport qui a été voté à la quasi-unanimité en février 1987. On l’a très vite baptisé le "Rapport Wresinski".
Le père Joseph est mort exactement un an après, et ce rapport a été la source de très nombreux changements législatifs dans les années qui ont suivi. La création du Revenu Minimum d’Insertion, de la Couverture Maladie Universelle, du droit au logement opposable, la loi d’orientation sur la lutte contre l’exclusion qui a été votée en 1998, dix ans après le vote du Rapport Wresinski, tout cela est né de ce Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Et cela a continué avec les représentants du mouvement qui ont poursuivi l’œuvre du père Joseph au sein de cette assemblée. Il y a eu par exemple des contributions très importantes sur "l'école de la réussite pour tous" et sur "les territoires zéro chômeur de longue durée".
Ce qui est très original, déjà dans le Rapport Wresinski et qui s’est encore développé par la suite, c’est que nous avons un mode de plaidoyer, de représentation, d’action, qui fait qu’à travers la personne qui représente le mouvement au sein de cette assemblée, ce sont les plus pauvres eux-mêmes qui participent à l’écriture du rapport. Le père Joseph avait consulté des dizaines, des centaines de familles très pauvres à travers le réseau des universités populaires du mouvement pour qu’elles puissent faire entendre leur voix à cette occasion. Donc supprimer un siège à ATD-Quart-Monde, c’est supprimer un siège pour une représentation quasi-directe pour les familles les plus pauvres dans la recherche des solutions à apporter aux problèmes que ces personnes vivent et que la société française a tant de mal à affronter. C’est supprimer le siège d’une organisation qui met en avant la participation directe des personnes les plus pauvres à la réflexion, à la discussion, aux propositions.
Ces préoccupations rejoignent celles du Pape François. Dans son magistère, dans ses encycliques, il insiste souvent sur la prise de parole des pauvres, leur légitimité à proposer eux-mêmes des solutions dans cette réflexion politique sur la lutte contre la pauvreté et la précarité. En quoi ses paroles sont-elles une source d’inspiration aussi pour votre mouvement?
Bien entendu, elles sont une grande source d’inspiration. Par exemple, dans son message final lors de l’évènement “L’Économie de Francesco”, à Assise en novembre dernier, le Pape François s’adresse aux jeunes et il leur dit : “Il ne faut pas penser pour les pauvres, mais il faut penser avec eux et à partir d’eux.” Et ça c’est quelque chose d’absolument fondamental. C’est ce qu’il a dit aussi lorsqu’il a réuni les mouvements populaires, d’ailleurs ATD-Quart-Monde en est un, et nous avons participé à plusieurs de ces rencontres. La parole des plus pauvres, leur expérience de vie, fait partie des savoirs indispensables à la recherche de solutions à la question de la pauvreté. On ne vaincra pas la pauvreté, on ne vaincra aucun des défis auxquels l’humanité est confrontée, si on n’associe pas à l’analyse et à la recherche de solutions les premiers intéressés, les premiers concernés, ceux qui luttent déjà au quotidien contre ce fléau.
C’est vraiment une condition sine qua non, et là c’est sûr que le Pape François est convaincu de ça, il l’a dit à plusieurs reprises: il ne s’agit pas simplement d’assister les plus pauvres avec des mesures d’aide, il ne s’agit pas simplement de prendre des mesures palliatives contre la pauvreté. Il s’agit de bâtir des solutions durables à long terme qui contribuent à faire en sorte que personne ne reste sur le bord du chemin, que personne ne soit laissé de côté. Et là, les plus pauvres, pas seuls bien entendus, avec l’aide des politiques, des autres associations, de l’université, des chercheurs, mais avec leur participation pleine et active, ils ont des choses à nous dire et on ne trouvera pas de solutions si on écarte leur participation d’une assemblée comme celle du Conseil économique, social et environnemental en France, et de toutes les autres assemblées de ce type qui existent ailleurs dans le monde, selon les différents systèmes en vigueur dans chacun de nos pays.»
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