Byzance à l'honneur au Louvre: l'Orient aux sources de l'Occident
Entretien réalisé par Manuella Affejee – Cité du Vatican
Ioanna Rapti est directrice d’étude à l’EPHE (École pratique des hautes études), spécialiste de l’histoire de l’art et de l’archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien.
Comment la byzantiniste que vous êtes a-t-elle accueilli cette annonce?
Je ne peux que me réjouir de cette annonce et de la perspective de voir se concrétiser un projet qui me tient à cœur, dont j’ai eu l’occasion de voir les étapes préparatoires avec les grandes expositions consacrés à certains aspects du monde byzantin et de son aire de rayonnement (notamment Armenia Sacra en 2007 et Sainte Russie en 2010, ndlr). Je suis également curieuse de voir comment elle va se réaliser; je suis certaine qu’il va falloir du temps à ce département pour mener son action pour faire découvrir l’art du monde byzantin qui est extrêmement riche et pluriel. C’est donc une excellente initiative mais il ne faudra pas s’attendre à ce qu’elle change les mentalités immédiatement.
On estime que les pièces hébergées par le Louvre ne sont pas assez mises en valeur. De manière générale, il semble que l'âge byzantin -et tout ce qui y a trait- est peu mis en lumière ou enseigné. Comment l'expliquer ?
Je nuancerais votre première observation, parce que l’art byzantin est bien exposé au Louvre, mais il faut aller le chercher ! Ce que fera, avec une autre pédagogie et une autre esthétique, le département qui y sera consacré. Actuellement nous avons des salles magnifiques, nouvellement faites, sur l’Égypte byzantine; le département des objets d’art permet également de constater la contiguïté du monde byzantin et du monde occidental, avec des objets exposés qui comptent parmi les chefs-d’œuvre des collections du Louvre.
Mais ce qui manque, c’est «le monde byzantin». On voit des objets, on voit de l’art, on apprécie des trésors mais on ne comprend pas ce qu’est le monde byzantin ni les chrétientés d’Orient. Pour cela, il faut aller lire, se renseigner ou se faire enseigner, et effectivement, l’enseignement du monde byzantin – on ne peut que le déplorer-, est moindre au niveau de l’éducation nationale et très peu représenté à l’université, pour plusieurs raisons. D’abord c’est un sujet difficile, complexe et ce n’est pas une priorité pour les grandes lignes de l’enseignement national. Il y a pourtant une grande tradition des études byzantines en France qui remonte au XIXe siècle, pour ne pas dire avant. Mais le désintérêt pour Byzance s’inscrit sans doute dans la difficulté de mettre ce monde en phase avec la société actuelle et il résulte aussi du désintérêt général pour les études classiques, pour tout ce qui implique le grec, le latin – qui sont des langues du monde byzantin- au profit des disciplines ou des matières d’enseignement qui ont des applications peut-être plus immédiates. C’est une attitude bien plus large et Byzance en subit les conséquences de manière assez naturelle.
Le rayonnement de cet empire est pourtant immense. On le voit parfaitement au Moyen-Orient, dans les pays slaves et balkaniques. Qu'en est-il en Occident ?
C’est pareil, il faut aller le chercher. On trouve l’héritage byzantin de manière inattendue, dans les créations néo-byzantines -par exemple les mosaïques de la basilique de Fourvière à Lyon- dans la littérature et le théâtre du XIXe siècle -époque où l’on voit un engouement pour le monde byzantin. On pourrait également citer le mouvement d’architecture néo-byzantin en Angleterre au tournant des XIXe - XXe siècle et on pourrait même penser à la collection de Dolce et Gabbana, il y a quelques années avec des reproductions de mosaïques byzantines reconfigurées pour des vêtements chics. Byzance est un peu partout dans l’imaginaire, mais elle n’est pas comprise, ni mesurée comme composante de notre civilisation.
Vous dites «incomprise», mais pour quelle raison ? A cause de préjugés, peut-être ?
Byzance souffre de ces stéréotypes qui lui ont été associés à l’époque des Lumières: à savoir un monde obscurantiste, autoritaire, absolutiste et violent. Ce n’est pas le contraire, mais vous avez aussi plusieurs pans du monde byzantin qui sont complètement ignorés dans cette vision stéréotypée.
Quelle importance revêt la création de ce département, à l'aune des situations difficiles que vivent les chrétientés orientales et du danger qui continue de menacer leur précieux patrimoine ?
Cela ne peut qu’être profitable, pas seulement aux chrétiens orientaux mais aussi au public et à la société occidentale qui seront sensibilisés à la pluralité de notre monde et de notre passé. Ce n’est pas le département du Louvre qui va sauver les chrétiens d’Orient, dont la résilience est admirable à travers les siècles.
Mais je suis certaine que ce département, quels que soient les choix muséographiques et intellectuels qui vont présider aux expositions, permettra à nous tous de comprendre la pluralité, la richesse du monde médiéval, l’importance de la religion en tant que système de pensée, la diversité culturelle et linguistique et nous permettra finalement de comprendre tout un canal de transmission du savoir antique et d’évolution du monde qui a forgé la société moderne, occidentale et européenne.
Je suis heureuse de voir le patrimoine au cœur de l’attention, depuis ces derniers mois. Surtout celui qui se trouve dans les zones de conflits. Le patrimoine, outre les menaces et les risques immédiats, est un miroir dans lequel notre société se voit et perçoit son passé. C’est extrêmement important pour notre autodéfinition. La préservation, l’appréciation et la compréhension du patrimoine des chrétiens d’Orient est aussi notre propre acception de l’altérité.
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