Andrea Marcolongo: la culture grecque a permis à l'homme de se penser
Entretien réalisé par Manuella Affejee – Cité du Vatican
Andrea Marcolongo est une helléniste et essayiste italienne, auteure de plusieurs ouvrages : La langue géniale (Les Belles Lettres, 2018), La part du héros. Le mythe des argonautes et le courage d’aimer (Les Belles Lettres, 2019) et L’art de résister. Comment l’Énéide nous apprend à traverser une crise (Gallimard, 2021).
Le Pape François se rend en Grèce, «foyer de la culture classique», selon ses mots. Avant lui, en 2001, le Pape Jean-Paul II y était également accueilli. Dans son discours aux autorités, il avait confié son admiration pour ce que la civilisation grecque avait apporté au monde. Comment expliquer cette fascination quasi universelle pour la Grèce?
Je me rappelle très bien quand Jean-Paul II a visité la Grèce, parce que c’était justement l’époque où moi-même j’étais au lycée, en train d’apprendre la langue et la littérature grecques. C’est là que j’ai découvert cette fascination. D’ailleurs, plutôt que de fascination, je parlerais d’une forme de nostalgie, d’un retour chez soi. Pour moi, c’est cela la Grèce: c’est le lieu métaphysique où s’enracinent nos valeurs, notre culture, notre façon d’être, notre façon de nommer les choses à travers nos langues. C’est le lieu où l’on peut se ressourcer, et retrouver une direction. Je dis toujours qu’aimer la Grèce et le grec ancien ce n’est pas porter un regard vers le passé, mais plutôt le contraire: être déterminé aujourd’hui à construire notre avenir.
La Grèce renvoie à la philosophie, au débat d’idées, à la quête de beauté et d’équilibre, à un système politique qui a pensé la démocratie. En quoi cette vision globale a-t-elle façonné notre rapport au monde ?
Elle a vraiment façonné notre manière de nous penser. J’étais justement à Athènes il y a quelques semaines, et j’étais encore étonnée de réaliser qu’il y a 2 500 ans, la génération de Périclès et de Platon s’est efforcé de penser l’être humain par rapport à Dieu – on parle souvent de la démocratie, de la philosophie mais il ne faut pas oublier la centralité de la religion antique. Ils ont fait l’effort de se demander, peut-être pour la première fois dans l’Histoire : qui est l’homme, pourquoi existe-t-on et comment rendre la vie digne d’être vécue.
Dans votre essai sur la langue grecque, vous explorez notamment le rapport des Grecs de l’Antiquité à la temporalité. Vous écrivez que, pour eux, l’importance du «comment» prévalait sur le «quand». Quel enseignement pouvons-nous en tirer pour aujourd’hui ?
Le rapport de la langue grecque au passé, et plus généralement au temps, m’a effectivement inspirée d’écrire mon premier livre, La langue géniale. Nous avons tous fait du grec au lycée, on a appris beaucoup de verbes par cœur sans aller vraiment au bout du sens de cet exercice d’apprentissage. La langue et la grammaire grecques ne concevaient pas le temps comme nous le faisons aujourd’hui dans nos langues latines, comme une espèce de prison, avec une chronologie passé/présent/futur, mais plutôt comme un rapport de conséquences. C’est-à-dire que le présent est la conséquence de ce que nous avons fait hier dans le passé, et conditionne l’avenir du lendemain. C’est à nous de le construire en assumant nos responsabilités, dans le présent. C’est à la fois plus poétique et plus engageant! On est appelé à assumer la responsabilité de nos choix sans se limiter à laisser les choses se passer.
La culture classique est de moins en moins acceptée par certains cercles, qui estiment que son héritage est dépassé. Que répondriez-vous à cela ?
Cela m’étonne toujours d’entendre que cet héritage doit être dépassé. Ma question dans ce cas est: comment l’être humain peut-il se penser hors de l’univers de pensée grec et latin? C’est l’espace mythique que nous habitons et c’est l’horizon dans lequel nous, les occidentaux, avons la possibilité de nous penser. Cela ne veut pas dire qu’il faut le vénérer -la philosophie grecque n’est pas une religion-, mais cet horizon de pensée est là, même pour être mis en discussion. Comme je le dis souvent, la philosophie grecque est une atmosphère dans laquelle nous vivons, nous respirons, même sans que nous nous en rendions compte.
Selon vous, le retour à la sagesse antique pourrait-il être une des réponses aux angoisses du monde contemporain ?
Oui, et je le vis moi-même. L’héritage grec est pour moi la seule boussole que j’ai trouvée pour donner sens à cette inquiétude, à cette angoisse du présent. Aimer la culture grecque, je le répète, ça ne veut pas dire regarder vers le passé ou s’approcher de l’Histoire avec des aptitudes archéologiques. Mais c’est la manière la plus solide de s’engager dans le présent et construire concrètement notre avenir sans se laisser emporter par une sorte de spiritualité intellectuelle que je vois actuellement.
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