Il y a 80 ans, la conférence de Wannsee ou l'étatisation de la Shoah
Entretien réalisé par Manuella Affejee – Cité du Vatican
Alexandre Bande est docteur en Histoire, professeur agrégé en classes préparatoires littéraires au Lycée Jeanson-de-Sailly. Expert auprès de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, il vient de publier en co-direction, Une nouvelle histoire de la Shoah (éditions Passés/Composés).
Beaucoup d’historiens voient la conférence de Wannsee comme un point de rupture dans l’entreprise génocidaire du régime nazi. Partagez-vous cette analyse ?
Ce qui se joue le 20 janvier 1942, il y a donc 80 ans, fait partie d’un processus qui mène, a mené et mènera, au moins 6 millions de Juifs à la mort et des millions d’autres à des conditions de vie absolument désastreuses durant cette période. Sur ce point, la réunion de ces hauts dignitaires du Reich et les décisions qui y ont été prises peuvent être considérées comme importantes.
Je suis un peu plus mitigé quand on parle de «rupture» dans le sens où on l’évoquait il y a quelques années, c’est-à-dire comme un point de départ du processus génocidaire. En revanche, si on entend par «rupture» une forme d’institutionnalisation, de généralisation et d’élargissement géographique du génocide, dans ces cas-là, oui. Tout dépend du sens que l’on donne au mot «rupture».
L’extermination des Juifs d’Europe était voulue par Hitler, mais aucun ordre écrit en ce sens n’a été retrouvé. L’historien peut-il se prononcer sur le moment précis où la décision a été prise ?
Nous parlions des débats entre historiens concernant Wannsee, mais les débats concernant la décision et le «moment où…» sont encore plus vifs. D’après ce que j’ai pu lire, entendre et voir de mes collègues, je pense avoir saisi que le «jour J» n’était pas en lui-même un élément fondamental dans la mesure où l’on sait dorénavant que c’est entre la fin de l’été et le courant de l’automne 1941 que la décision a dû être prise au sommet à Berlin, mais l'on n’a jamais retrouvé de sources permettant d’attester le jour où le Führer aurait échangé avec ses collaborateurs sur ces questions.
On sait que Reinhardt Heydrich, qui pilote la conférence de Wannsee, a déjà les mains très libres pour orchestrer l’extermination des Juifs soviétiques depuis l’été 1941. Dans les territoires orientaux de la Pologne, où il a également sévi, ont eu lieu des massacres de masse. Donc, en janvier 1942, le fait de savoir quand le processus décisionnel a été engagé n’est plus une question pour les nazis.
Pour nous les historiens, il y a une réalité: en juin 1941, lorsque la Wehrmacht entre en URSS, le processus génocidaire commence, si tant est qu’il n’ait pas déjà été engagé avec le phénomène de ghettoïsation ; et quelques mois plus tard, le 20 janvier 1942, ce processus est officialisé en interne et sont alors mis en œuvre des moyens qui doivent permettre de le rationnaliser, et surtout, de l’étatiser. C’est-à-dire de permettre à toute l’institution étatique du Reich, dans sa globalité, d’être tourné vers un des objectifs majeurs, qui n’est plus seulement la victoire contre les ennemis, mais l’extermination des Juifs, majoritairement européens.
La guerre fait rage en 1942 ; il apparait donc que les priorités sont d’ordre militaire et stratégiques. Comment expliquer que les nazis déploient des efforts aussi considérables pour ce génocide ? Cette politique dit-elle quelque chose de la place de l’extermination des Juifs dans le projet hitlérien ?
Là, on touche du doigt quelque chose qui est crucial et essentiel pour prendre en considération l’ensemble de ce qui s’est produit durant ces années.
Je vais corriger le terme de «considérable». Oui, nous avons des efforts logistiques, mais qui matériellement ne sont pas très lourds. Si l’on prend le cas des Einsatz Gruppen qui, à partir de l’été 1941, fusillent des centaines de milliers de Juifs soviétiques à l’ouest de l’URSS, il ne s’agit que de quelques poignées d’hommes. 250, 300, 500. On n’a pas dépeuplé les contingents de la Wehrmacht qui combattent sur le front russe pour exterminer ces personnes. À Birkenau, les gardiens du camp sont quelques centaines aussi.
Il faut imaginer que l’effort lui-même n’a pas entrepris au détriment de l’effort militaire et que les deux étaient compatibles. Et même, lors de l’été-automne 1944, au moment donc du recul et de la défaite, le processus génocidaire continue.
La question est moins en termes d’énergie, de temps passé, ou de troupes consacrées à effectuer cette tâche-là que de finalité. La finalité de la guerre pour les nazis, à partir de 1944, c’est d’aller chercher, là où ils se trouvent – en Tunisie, dans le Caucase, ou ailleurs- les populations juives qu’on peut potentiellement exterminer... jusqu’au bout.
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