Sommes-nous encore capables d’attention?
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
À l’heure des écrans, difficiles à éteindre, et dans nos sociétés pressées et insatiables, sommes-nous encore capables d’être pleinement «ici et maintenant», dans une attitude d’écoute ? L’attention des enfants et des adultes semble vouée à diminuer inexorablement. Pourtant, elle s’éduque, et même se reconquiert… L’effort en vaut la peine, car cette capacité a une signification profonde: Simone Weil écrivait que «l'attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité» (lettre à Joël Bousquet, 1942).
La philosophe française a beaucoup interpellé Anne de Pomereu. Formatrice, coach et conférencière, auteure de deux livres, aux éditions JC Lattès, sur la mémoire et l’attention. Elle nous donne d’abord une définition de l’attention:
En termes imagés, l'attention est une connexion avec un objet qui est à l'extérieur de soi. En quelque sorte, elle passe par nos cinq sens. Elle implique une perception puis une connexion avec l'objet - que ce soit un objet intellectuel, une lecture, une attention à une personne, ou celle à un environnement. Quelque part, l’attention est donc une histoire d'ouverture: il faut avoir ses sens ouverts et ensuite savoir garder la connexion établie.
La concentration, elle, implique une notion de fermeture. Il s'agit d'inhiber la distraction pour rester concentré sur un seul sujet. La concentration implique également une notion de durée: l'attention peut être assez courte, ou au contraire longue et soutenue. C'est à cela que ressemble la concentration. La concentration impliquera cependant toujours cette notion: fermer son esprit à tout ce qui peut nous déranger, pour rester connecté à la chose que l'on mène, à l'activité en cours.
Les écrans sollicitent en permanence notre attention. Pourquoi, en même temps, contribuent-ils à la diminuer?
C'est assez paradoxal, en effet, parce que les écrans sont sans arrêt en train d'essayer de capturer notre attention. Et pourquoi cela marche si bien? Parce que derrière les écrans, il y a des gens qui travaillent pour essayer de capturer notre attention, pour qu'on reste le plus longtemps possible sur leurs plateformes ou leurs sites. C’est l'étude du comportement humain, croisée avec la technologie, et cette science s'appelle la captologie.
Pourquoi est-ce qu'on est si facilement captivé ? Parce que ce qui nous est proposé, avec notamment les algorithmes, qui sont très puissants, c'est ce que l'attention adore faire. L’attention est par nature volatile. Elle est par nature attirée par ce qui brille, par ce qui va procurer un plaisir immédiat, par ce qui est nouveau. C’est comme si c'était un papillon, elle est volatile, passe d'un sujet à un autre. C'est exactement ce qui arrive quand nous sommes sur un téléphone: on passe d'un sujet à un autre, sans arrêt, c'est nouveau, et ça délivre un plaisir immédiat.
Évidemment, ce n’est pas de l'attention soutenue. C'est de l'attention réactive par rapport à quelque chose de nouveau qui nous est servi en permanence. C’est cela la difficulté aujourd'hui, on se laisse happer parce qu'on nous propose des choses que notre attention volatile adore faire.
Et quand il s'agit d'être dans une attention soutenue où il ne se passe plus rien, où il n'y a pas d'écran, si on a déréglé notre système attentionnel comme un enfant gâté, en fait, en lui donnant en permanence trop de sollicitations nouvelles, il devient de plus en plus difficile de rester concentré. C'est cela qui est en jeu aujourd'hui.
Quels sont les signaux qui évoquent une baisse d'attention ? Qu'est ce qui peut nous inquiéter ?
Les signaux vont au départ toujours être de l'ordre de la perception, des sens. Le premier signal va être: où sont mes yeux ? C'est ce qui part en premier quand l'attention s'en va. Un professeur avec sa classe le voit très bien, il pilote l'attention de ses élèves par les yeux.
Ensuite, il y a des signaux corporels qui sont aussi assez facilement repérables: on commence à gigoter, à vouloir aller chercher le portable, à se trémousser sur sa chaise.
Quand on est très connecté et très concentré, en général, on ne bouge pas. Quand vous êtes absorbé par un livre, par un film, vous êtes parfaitement immobile. Ça bouge à l'intérieur, mais ça ne bouge pas à l'extérieur. Et puis il y a les distractions internes, les bruits à l'intérieur. Quand on commence à avoir des pensées qui viennent nous envahir, c'est qu’on a décroché.
Quelles sont les conséquences de ce manque d'attention, qui vous semblent les plus préoccupantes ?
Il y a d'abord la formation de la jeunesse. Cela devient très compliqué d'avoir des classes attentives. Pour qu’une information se transforme en connaissance, cela suppose une attention soutenue. Il faut dire qu'il y a beaucoup de gens informés sur beaucoup de choses, mais je m'interroge sur la vraie connaissance, qui suppose un traitement en profondeur.
[ «Une des conséquences, c'est le manque de connaissances, de culture et de capacité de raisonnement en fait, qui peut aussi être atteint.» ]
Une deuxième conséquence du manque d'attention, c'est l'explosion des fake news. La fake news va plus capter notre attention: on est étonné, on est surpris, ça paraît dingue, etc. Donc on reste connecté plus facilement, alors que des vidéos concernant un discours moins faux, au contraire, sont peut-être plus ennuyante à regarder et donc on décroche. On ne va donc pas voir en priorité ce qui est vrai.
L'attention s'éduque, mais quand on est adulte, comment s'y prendre pour la reconquérir?
Il faut d'abord se dire que l'attention s'apprivoise, et c'est la stratégie des petits pas qui fonctionne. Il faut être très ambitieux, mais mettre son ambition sur peu de choses à la fois. Donc il faut engager sa volonté et paradoxalement, ne pas compter sur elle, parce qu'elle n'est pas de taille à lutter seule contre les distracteurs qui sont trop puissants.
Qu'est ce qui va marcher dans la reconquête de l'attention ? C’est déjà de prendre conscience de «où on en est». Une fois qu'on a posé ça, se dire que pour récupérer de l'attention soutenue, il faut que j'engage ma volonté, mais je dois surtout mettre une régulation de mon environnement, parce que c'est ça qui va marcher. Ce qui fonctionne, c’est en fait la régularité de la contrainte.
La contrainte va libérer l’attention. Moins je suis motivé, plus il faut renforcer la contrainte, jusqu'à ce que, petit à petit, je retrouve de l’attention et que je puisse lâcher la contrainte.
Et donc, concrètement, qu'est-ce que ça donne ?
On peut agir sur toutes les données de l'environnement, par exemple le temps: je ne suis pas très motivé, mais est-ce que si je travaille 25 minutes, ça va aller? En général, on se dit oui, 25 minutes, ce n’est pas au bout du monde. Donc j'essaye de me concentrer sur une période courte, avec un objectif, une manière de faire, et une pause après les 25 minutes.
Ensuite, on peut agir sur l'espace, c'est à dire trouver un endroit favorable où je pourrais plus volontiers être concentré. Ensuite, regarder la lumière. Est-ce que j'ai une bonne lumière ? Est-ce que mon siège est confortable ? Est-ce que je suis assis à la bonne hauteur ? Etc. On peut travailler sur plein de variables.
Et puis, dernière chose, c'est le collectif. Je crois beaucoup à l’attention collective. Quand on est seul, c’est très difficile. C'est plus difficile de s'y mettre que lorsque les autres travaillent autour de nous. Dans un travail en binôme, on ne travaille pas forcément ensemble, mais on travaille en même temps. Et à ce moment-là, la concentration est beaucoup favorisée.
En quoi la spiritualité et la foi chrétienne, si vous êtes à l'aise pour en parler, ont-t-elles des clés à nous offrir dans cette reconquête de l'attention?
En fait, je pense que c'est la clé principale. C'est vraiment la philosophe Simone Weil qui m'a beaucoup inspirée. Elle a écrit un petit essai absolument remarquable qui s'appelle Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l'amour de Dieu. Ça paraît quand même bizarre… en quoi les études scolaires peuvent rapprocher de l'amour de Dieu ?
Et bien par l’attention. C'est la substance de la prière, c'est l’une des facultés les plus hautes, et une des plus difficiles à maintenir, parce qu'elle le dit, il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à l’attention véritable, plus encore que le corps ne répugne à la fatigue. Donc c'est très difficile, et déjà le fait de se dire que c'est très difficile nous déculpabilise. L'environnement dans lequel on n’est vraiment pas favorable à l’attention. Ce qu'elle dit aussi dans cet essai, c'est que tout effort d'attention portera du fruit, non seulement sur la chose qu'on est en train de faire, mais plus encore d'une manière décalée, portera du fruit spirituel, et qu'on retrouvera à l'effort d'attention, un jour pleinement, dans cette relation par la prière que l'on a avec Dieu.
Et ce qui compte, ce n’est pas tellement de réussir l’exercice scolaire, mais c'est de faire l'effort d'attention, parce que tout effort d'attention porte du fruit.
Elle parle du curé d'Ars qui n'était pas très doué en version latine, mais menait ses versions latines avec beaucoup d'attention, beaucoup de concentration. Ça n'a pas fait de lui un bon traducteur de latin, mais ces efforts ont été payants, et c'est parce qu'il s'est donné tellement de mal qu'il a pu ensuite avoir une attention aussi pleine et entière telle qu'il l’exerçait dans son ministère au moment de la confession. Le fruit de l'attention donnée se retrouve pleinement, spirituellement, et à des niveaux inférieurs de l'intelligence. Simone Weil parlait en 1942… Que dirait-elle aujourd'hui?
Mais dans cette conception, est ce que l'attention ne relève pas seulement d'un effort, ce qui pourrait finalement être assez décourageant ?
Elle dit quelque chose de très intéressant, qui est qu’on ne peut pas apprendre si l'on n'a pas un désir. Le désir et la joie d'apprendre sont aussi importants pour les étudiants que la respiration pour un coureur.
Il ne faut pas voir ça non plus uniquement comme une contrainte. C’est parce qu'on arrive à donner son attention totalement, qu'on éprouve de la joie. C'est-à-dire que quand vous êtes sur une activité difficile et qui demande un certain niveau de compétence, et qu'on arrive à le faire dans une fluidité, alors il n'y a pas d'activité humaine qui procure plus de joie que celle-là précisément.
Donc ce n'est pas qu'une question de réussite, de performance, etc. C'est aussi une question de trouver des moments dans notre vie qui sont pleinement épanouissants et pour ça, c'est de mener des activités dans une attention soutenue qui sont difficiles et qui demandent un niveau de compétence.
Oui, au début, c'est difficile, parce que l'apprentissage ne se fait pas sans un certain nombre de frustrations. Mais une fois qu'on a dépassé ça, alors on est parfaitement heureux. Dans des centaines d'activités, on voit des gens très compétents les mener dans une fluidité. Quand on voit un pianiste jouer, on n'a pas le sentiment qu'il est en lutte contre lui-même.
Et l'attention tournée vers l'autre, que manifeste-t-elle au fond ?
L’attention, c'est une forme d'amour, en fait. Dans une conversation, si vous ne donnez pas totalement votre attention à l'autre, on lui enlève quelque part une forme d'existence.
Quand on donne pleinement son attention, on fait exister l'autre. Un enfant à la naissance a autant besoin d'attention que de nourriture et de sécurité. Un enfant qui ne reçoit pas d’attention ne peut pas se développer normalement. Donc c'est vraiment un langage de l’amour.
Pour revenir à la foi, pourquoi est-ce si dur d'être attentif dans la prière ?
Parce que lorsqu'on est dans une attention aimante par rapport à Dieu, on est en retrait, on est dans cette attente, et notre esprit déteste attendre. On veut toujours faire quelque chose, et on préfère parler qu’écouter en général. Et quand vous regardez les conversations aujourd'hui, les débats, il y a plus de prises de parole que de retrait pour écouter. Parce que l’attention a du mal à rester disponible dans une forme de retrait et d'attente.
C'est pour cela que Simone Weil dit que notre âme répugne à l'attention véritable. Ce n'est pas naturel, en fait, c'est une discipline, une habitude. Et dans la spiritualité catholique, chrétienne, tout l'enjeu est d'écouter, de se laisser rejoindre par Dieu. Ce qui suppose d'être ouvert, attentif, disponible et patient.
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