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Port de Beyrouth. Port de Beyrouth.  Les dossiers de Radio Vatican

Port de Beyrouth, les entraves à la justice nuisent à la démocratie

Au Liban, les familles des victimes de la double explosion du port de Beyrouth en août 2020 attendent encore que justice leur soit rendue. Cela sera-t-il seulement possible? L’ancien bâtonnier du barreau de Beyrouth, Melhem Khalaf, dénonce les pressions politiques qui entravent l’enquête. «On assiste à la démolition de l’autorité judiciaire, un des piliers de la démocratie», regrette-t-il.

Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican

Au Liban, la population «est plongée dans la misère», annonce le magistrat. Cette semaine, l’armée a dû intervenir car du Nord au Sud, des manifestants en colère ont attaqué des banques et fermé des routes, protestant contre la chute de la livre face au dollar. La vitesse de l’inflation est telle que les prix des denrées dans les supermarchés ne sont plus indiqués. Mais il existe un autre mal, moins tangible mais tout aussi dangereux: la «démolition de l’autorité judiciaire».

Plus de deux ans et demi après, la double explosion du port de Beyrouth qui a fait 215 morts et plus de 6 500 blessés, l’enquête semble loin de pouvoir aboutir.

Sous pression de la classe politique, un premier magistrat, Fadi Sawan, démissionne en décembre 2020. Son successeur, le juge Bitar, voit à son tour ses demandes entravées: le ministère de l’Intérieur lui refuse des interrogatoires, le parlement n’accorde aucune levée d’impunité. L’an dernier, 40 plaintes sont déposées contre lui. Le juge Bitar est alors contraint de suspendre son enquête pour la 4eme fois. Il annonce la reprendre le 23 janvier dernier, inculpant de nouvelles personnalités dont le procureur Oueidate. Celui-ci réagit en l’inculpant à son tour pour «rébellion contre la justice» et «usurpation de pouvoir». Dans la foulée, il décide de libérer unilatéralement les 17 personnes préventivement incarcérées dans cette affaire.

Que nous dit ce bras de fer au sein même du système judiciaire? Melhem Khalaf est actuellement parlementaire. Il fut bâtonnier du barreau de Beyrouth entre 2019 et 2021.

Entretien avec Melhem Khalaf, ancien bâtonnier du barreau de Beyrouth

C’est non seulement inédit, mais c’est une catastrophe. Il y a un dysfonctionnement de l’appareil judiciaire que nous ne parvenons pas à comprendre. C’est une situation d’autant plus déplorable que la pierre angulaire d’une démocratie, c’est une justice indépendante et efficace. Or, aujourd’hui on assiste à la démolition de l’autorité judiciaire, un des piliers de la démocratie. Le Liban passe par une série de crise qu’on ne peut imaginer, au niveau du quotidien du peuple mais il existe un autre danger: la perte de la démocratie, et de ce point de vue la première nécessité et la premier de demande du Liban aujourd’hui, est de retrouver l’état de droit.

Qu’est-ce que la crise actuelle traversée par le système judicaire révèle de la mainmise de la politique sur la justice?

La cause principale de la décomposition de l’État est cette mainmise des politiciens sur l’ensemble de l’administration et des pouvoirs. Sous l’appellation de démocratie consensuelle, on est en train de tomber dans une dictature communautaire, de clientélisme, de pouvoir policier, au lieu de garder la tradition démocratique que le Liban était fier d’avoir pendant des années.

Le juge Bitar a annoncé reporter des audiences programmées en janvier, comment l’expliquez-vous?

C’est une situation indescriptible. Comment pouvons-nous imaginer faire avancer une enquête quand chaque politicien pense qu’il peut se permettre de remplacer un juge, et de rendre des jugements alors qu’il ne connait rien de l’enquête et du dossier. Il y a une volonté ferme de bloquer l’enquête qui piétine depuis bientôt deux ans. Les victimes sont presque chaque jours dans la rue, pleurent, ne voient pas les choses avancer. Et je pense que tout ce qui retarde l’enquête est le produit de cette pression des politiciens sur le dossier. (…) Là encore, il y a une fracture entre la population qui peine et s’enlise dans la misère -et non plus dans la pauvreté- et à côté d’elle, on a des gens qui ne voient pas, ne sentent pas, qui n’ont aucune responsabilité pour dire «aidons le peuple et sauvons la démocratie».

Vous accompagnez des familles de victimes. Est-ce que dans un tel contexte, elles espèrent encore que la vérité soit faite?

Le problème au Liban est que nous sommes dans une mentalité d’impunité. Il y a une impunité qui sévit depuis des années. Demander la justice n’est pas un luxe, c’est un droit et je pense que la classe politique n’est pas habituée à demander la justice. Aujourd’hui, c’est une première: avec 1 400 plaintes qui ont été déposées (Ndlr: par l’Ordre des avocats au nom des familles de victimes, des personnes affectées par le drame et qui n’auraient pas la possibilité de prendre un avocat), l'on est en train de maintenir notre demande de justice. Ce combat pour retrouver et faire fleurir un pays à partir de sa justice. Vous savez un crime impuni est un crime récompensé. Sans justice, on va sombrer dans des dictatures refusées corps et âme par un peuple qui réclame encore la démocratie.

Qui peut aujourd’hui sauver le système judiciaire aujourd’hui?

Notre souci est comment retrouver l’état de droit. Vous savez, le blocage de l’enquête est dû à des raisons internes au pays, mais aussi au niveau international. Quand j’étais bâtonnier du barreau de Beyrouth, j’ai adressé trois lettres au secrétaire général des Nations unies lui réclamant une aide, surtout au niveau des photos satellites. Jusqu’à aujourd’hui, on a eu aucune réponse à cet égard. Nous avons reçu une lettre après sept mois, avant sa venue au Liban, mais presque pour ne pas répondre. Il y a seize commissions rogatoires qui ont été présentées par le juge d’instruction auprès de seize pays, on a eu la réponse de cinq ou six pays. Nous avons une demande au niveau de l’expertise internationale. On a eu une expertise du FBI. Après un mois, elle a rendu un rapport qui établit une liste de conséquences mais toutes ces conséquences sont fondées sur des informations qu’ils ont récupérées auprès des autorités officielles libanaises. Ils n’ont pas fait le travail par eux-mêmes. Ensuite, Scotland Yard a dépêché des enquêteurs britanniques. Ils ont passé je ne sais combien de temps sur le site, et à ce jour il y a pas eu de rapport. Il y a eu aussi des experts français qui ont fait un travail sur le sites pendant des mois. Nous avons eu trois rapports préliminaires mais pas de rapport final. Tout cela pour vous dire qu’il y a un problème aussi au niveau de la collaboration internationale.

Devant cette situation, on craint les raisons internes, mais on craint aussi la non-collaboration de l’étranger parce qu’une collaboration judiciaire est nécessaire dans un crime pareil et cela devrait être tout différent de ce à quoi on assiste. Dans cette perspective, on ne doit faire appel non plus au gouvernement du monde libre parce que parfois il y a des intérêts. Aujourd’hui, nous en appelons à la conscience des peuples. Elle est notre alliée pour retrouver justice au Liban.

De nombreux Libanais réclament une saisine de la Commission pour les droits de l’homme de l’ONU. Est-ce possible ou souhaitable?

Dès le premier jour, nous avons misé sur la justice libanaise, mais les gens ont le droit aussi, si cela est possible, de réclamer une commission qui peut mettre la lumière sur ce qu’il s’est passé le 4 août 2020. Il faut tout essayer. Ce dossier ne peut demeurer privé de justice.

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17 février 2023, 18:44