Turquie: la sécurité des bâtiments sacrifiée sur l’autel de la croissance
Entretien réalisé par Xavier Sartre – Cité du Vatican
Les images des dégâts commis par le séisme en Turquie et en Syrie sont édifiantes: des milliers d’immeubles et de maisons réduits à des tas de gravats qui ont enseveli au moins les corps de 35 000 personnes. Parmi ces bâtiments, certains étaient anciens, vieux parfois de plusieurs siècles, comme la plus vieille mosquée de Turquie à Antioche. Mais beaucoup étaient de construction récente et devaient, théoriquement, répondre aux normes antisismiques prévues par une loi de 2012. «Le cadre législatif en matière de construction est très bien conçu en Turquie» reconnait Gülçin Erdi, chargée de recherche au CNRS, déléguée à l’IFEA, l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul. Le gouvernement a pris des mesures pour protéger le bâti après le tremblement de terre de 1999 qui avait fait 18 000 morts.
«L’objectif de la loi de 2012 était de mettre en conformités aux normes antisismiques les anciens bâtiments et de démolir ceux qui ne pouvaient l'être pour construire de nouveaux bâtiments respectant les nouvelles normes», explique la chercheuse. Or, ce sont ces nouveaux immeubles qui ont été détruits le 6 février. Que s’est-il donc passé entre le vote de la loi et la construction de ces édifices?
Le clientélisme politique
«Le problème est la mise en application de ce cadre législatif» explique Gülçin Erdi qui pointe du doigt le clientélisme au niveau local. Construire en respectant les normes coûte cher aux promoteurs dont les projets doivent être contrôlés par les autorités locales. Les constructeurs préfèrent donc trouver un arrangement, parfois pécunier, avec les contrôleurs pour éviter de respecter les règles au détriment de la sécurité.
Pour les élus, s’arranger est presque devenu une nécessité politique. Le développement urbain a fait émerger une classe moyenne qui soutient l’AKP, le parti présidentiel au pouvoir depuis 2002 et qui détient les principaux leviers politiques aux niveaux national et local. Pour s’assurer de la continuité de son soutien, les pouvoirs élus ont tout intérêt à favoriser leurs affaires et à ne pas se montrer tatillons.
Mauvaise application de la loi de 2012
«Il arrive aussi que les constructeurs respectent les règles, concède la membre du CNRS. Mais parfois, une fois le bâtiment livré, des grands magasins, des banques, des supermarchés s’installent au rez-de-chaussée et coupent des piliers pour gagner de l’espace», ce qui déstabilise la structure de l’immeuble qui, en cas de séisme, ne résiste pas à la pression et s’écroule.
Un troisième motif explique l’étendue des dégâts matériels et leurs conséquences sur le bilan humain. La loi de 2012 a plutôt été utilisée «pour démolir les quartiers informels, les 'gecekondu' comme ils sont appelés en Turquie, que pour améliorer l’habitat» poursuit Gülçin Erdi.
Course au développement
Si de telles dérives ont eu lieu, c’est en partie parce que la Turquie s’est développée ces vingt dernières années en se basant sur le secteur immobilier. «Les plans d’urbanisation ne sont jamais conçus en fonction des risques sismiques. À Istanbul, par exemple, l’urbanisation est verticale. Mais l’exemple le plus emblématique est l’aéroport de Hatay (dans la zone frappée par le séisme du 6 février NDLR) dont les pistes ont été totalement détruites alors que depuis des années, les unions d’architectes et d’ingénieurs ont souligné que cet aéroport avait été construit sur une faille sismique», précise la spécialiste en urbanisme.
«Au lieu de prendre en compte ces risques naturels, on a assisté depuis une vingtaine d’années à une course à la construction qui devient le moteur du développement en Turquie» regrette-t-elle. Un développement qui se paie aujourd’hui au prix fort.
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