Guerre en Ukraine, la montée en puissance polonaise
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
Loi de programmation militaire, objectif 4% du PIB pour la défense nationale, achat de matériel américain ou sud-coréen. Le gouvernement polonais voit les choses en grand pour devenir le meilleur élève de l’Otan, alliance à laquelle la Pologne a adhéré en 1999, avant son entrée dans l'Union européenne.
La visite d'État, pour la deuxième fois en douze mois, du président américain Joe Biden à Varsovie dans la foulée de Kiev, les 21 et 22 février dernier, l'atteste. La Pologne est positionnée comme le meilleur allié américain en Europe, quitte à faire bousculer certains équilibres et déplacer certains centres de gravité décisionnels dans l’UE.
Frédéric Dessberg, historien spécialiste des questions de défense, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris I-Panthéon Sorbonne, détaché à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, explique cette montée en puissance polonaise rendue manifeste par sa participation à l’effort de guerre ukrainien.
Depuis le 24 février 2022, que s’est-il passé diplomatiquement et militairement pour la Pologne?
La Pologne a pris une consistance plus importante en Europe. Plutôt en mauvaise relation avec Bruxelles, la Pologne a depuis l'invasion russe en Ukraine fourni un effort important en matière d’accueil des réfugiés. L’Europe a dû se montrer solidaire et les points de tension ont été un peu mis sous le boisseau. Vis-à-vis des États-Unis, la Pologne a renforcé sa position d’allié privilégié au sein de l’Otan. Par ailleurs, la Pologne s’est montrée comme l'un des principaux soutiens de l’Ukraine envahie; pas seulement dans l’accueil de réfugiés, mais également par l’aide militaire directe avec la fourniture importante de matériel de guerre. Au cours de cette année écoulée, sur le plan militaire, Varsovie a présenté une importante loi de défense. L’armée polonaise s’est considérablement développée en même temps que les achats d’armements. Cet effort de de défense ne date pas d’un an, il est antérieur, mais s’est accentué avec la guerre en Ukraine.
Varsovie atteindra en 2023 un budget défense à 4% de son PIB. Avec quelles conséquences sur ses partenaires européens et de l’Otan?
Le poids croissant de la Pologne au sein de l’Alliance atlantique, puisque le gouvernement polonais l’exprime ainsi: il s’agit de se doter d’une grande armée de dissuasion forte de 300 000 hommes. C’est une perspective historique qui se justifie pour la Pologne quel que soit le régime en Russie. Même s’il est arrivé dans l’histoire que la Pologne aussi envahisse la Russie, les Polonais ont souffert à l’époque tsariste et à l’époque soviétique. La crainte demeure encore d’une invasion russe aujourd’hui. Dans ce contexte-là, les Polonais se présentent comme l’avant-garde de l’Otan.
La très forte relation américano-polonaise ne date pas d’aujourd’hui. Elle dépasse le sujet défense et Otan, concernant d’autres domaines. Quelles en sont les origines?
Il faut remonter à la chute du mur et au début des années 1990, qui ont vu avant même l’adhésion polonaise et d’autres anciens pays satellites de l’URSS un rapprochement vers l’Ouest, dans le cadre de l’Otan, et non de l’UE. Depuis cette époque, une relation de confiance et de coopération avec signature d’accords s’est instaurée entre la Pologne et les États-Unis. Pour Washington, Varsovie est le modèle à suivre pour les autres pays européens, à savoir prendre considérablement en charge une partie de sa défense. À Bruxelles, on regarde plus attentivement ce qu’il se passe dans ce qui s’appelait «l’autre Europe». Les Polonais espèrent réaliser l’objectif qu’ils avaient dès le milieu des années 1990 dans la perspective de leur adhésion à l’UE: donner une place plus importante à l’Europe centrale et orientale.
Pourquoi, en l’Europe, le triangle de Weimar -Paris, Berlin, Varsovie- n’a-t-il jamais connu le succès initialement prévu? Est-ce un échec quand on voit comment les États-Unis ont su, eux, saisir «l’opportunité» polonaise?
Le triangle de Weimar a longtemps été une coquille vide, avec quelques bonnes périodes. Les années 2012-2013 avec le président Bronislaw Komorowski lorsqu’il était question d’étendre davantage la participation des trois chancelleries, France-Allemagne-Pologne. Mais de façon générale, depuis les années 1990, le triangle de Weimar a été un outil de réconciliation entre la Pologne et l’Allemagne après un passé évidemment trouble. Les Polonais ont trouvé d’autres moyens d’assurer leur sécurité et de s’affirmer politiquement, notamment avec le triangle de Visegrad. À peu près la même époque, en 1991, en unissant leur politique à la Hongrie et à la Tchécoslovaquie avant sa scission, ces pays d’Europe centrale pouvaient mieux préparer leur adhésion à l’Otan, qui était leur priorité. Pour une dizaine de pays, l’adhésion à l’Otan a précédé l’adhésion à l’Union européenne. On le voit aujourd’hui avec la perspective de l’Ukraine dans l’UE, c’est crucial pour la Pologne. Cela permettra à Varsovie d’avoir un «État tampon» à l’Est, mais surtout de peser davantage dans l’UE.
Quelles sont les ambitions stratégiques polonaises pour les décennies à venir? Comment Varsovie peut-elle capitaliser sur sa crédibilité géostratégique «nouvellement» acquise?
L’armée polonaise s’est démunie de beaucoup de son matériel, puisqu’il a été livré à l’Ukraine. L’avantage c’est qu’il peut être remplacé par un matériel plus performant. D’où l’importance des commandes aux Etats-Unis avec des chars Abrams ou des avions F-35 ou à la Corée du Sud avec chars et avions. L’armée polonaise est en train d’augmenter en effectif et de se doter d’un matériel important et performant. La question est de savoir si les objectifs seront réalisés, car ils coûtent cher. Atteindre une armée de 300 000 soldats dans un pays qui compte 40 millions d’habitants peut s'avérer lourd à gérer. Est-ce que cela sera viable dans la continuité jusqu’en 2030-2035? Cet effort pourra-t-il être poursuivi et suivi par l’opinion?
Il s’agit d’être une puissance régionale, de se défendre et pousser les partenaires européens et américains à penser une nouvelle architecture de sécurité en Europe, différente de celle issue de la conférence d’Helsinki. C’est-à-dire qui aurait plutôt tendance à neutraliser ou exclure la Russie pour être force d’influence politique en Europe centrale et orientale. Cela permettrait aussi d’influencer le devenir de l’UE, lui donnant une couleur plus 'Europe centrale'. Les Européens occidentaux, surtout la France, ont peut-être eu trop tendance à parler directement avec Moscou, sans regarder les pays entre l’Allemagne et la Russie. Le XXe siècle en témoigne, mais cette donnée-là a aujourd'hui changé.
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