Présidentielle en Turquie: Erdogan fragilisé
Jean-Charles Putzolu - Cité du Vatican
Après vingt ans de pouvoir, c’est la première fois que Recep Tayyip Erdogan est mis en difficulté par un candidat de l’opposition, donné favorable par les sondages. Malgré les dérives autoritaires du chef de l’État, et les multiples tentatives de réduire au silence toute voix contradictoire, Kemal Kiliçdaroglu est parvenu à coaliser six partis d’opposition pour affronter le président sortant lors du premier tour de l’élection présidentielle dimanche 14 mai.
En deux décennies, le cofondateur de l’AKP, le parti de la justice et du développement, est passé du statut de modèle libéral à mouton noir de l’Otan -alliance au sein de laquelle la Turquie représente la deuxième armée- et son discours s’est progressivement fait hostile en direction des pays occidentaux. Ankara est aujourd’hui victime d’une économie en crise, d’un système politique qui semble avoir atteint ses limites; contexte auquel est venu s’ajouter le très meurtrier séisme de février dernier, véritable tournant dans la campagne électorale.
Les yeux du monde entier sont rivés sur cette double tournée électorale, présidentielle et législative. Pour Max-Valentin Robert, docteur en sciences politiques et chercheur à l’université de Nottingham, il y a plusieurs raisons à cela, dont le fait que la Turquie est plongée dans un environnement régional instable: le conflit syrien, la proximité avec l’Irak, et l’engagement des turcs dans le Caucase, notamment dans le Haut-Karabakh qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan. «La Turquie est un peu à l'épicentre d'une sorte de plaques tectoniques de différentes tensions géopolitiques dans le monde», commente Max-Valentin Robert.
La place du président Erdogan sur la scène internationale
Il y a 20 ans, Recep Tayyip Erdogan était loué par tous. En 2002 lorsque son parti, l’AKP, remporte les légilsatives, et lorsque l’ancien maire d’Istanbul devient Premier ministre, il se revendique d’un islam modéré, un démocrate musulman; ce qui dans le contexte des années 2000, de guerre lancée contre le terrorisme islamiste, fait de Recep Tayyip Erdogan une sorte de modèle pour les pays musulmans en route vers la démocratisation. Au lendemain des printemps arabes, le modèle turc a tendance à être présenté par une partie des dirigeants internationaux comme «une alternative désirable pour les sociétés du monde arabe», estime Max-Valentin Robert.
Le revirement et les tensions avec les pays occidentaux
Lorsque la candidature turque à l'Union européenne commence à s’enliser, le président Turc vient d’opérer un virage autoritaire et une dynamique anti occidentale s'affirme dans le discours du chef de l’état turc. Et aujourd’hui, estime l’universitaire Max-Valentin Robert, «le régime est plus vu comme étant une sorte de tête de proue, à la fois des populismes autoritaires dans le monde, mais aussi d'une forme de tiers-mondisme contestataire à l'égard de la domination occidentale dans le monde». De fait, une bonne partie des discours de campagne électorale de Recep Tayyip Erdogan étaient clairement anti occidentaux.
Le séisme du 6 février 2023
Le tremblement de terre de février dernier, qui a causé la mort de 56 000 personnes, constitue un tournant et a fait vaciller le caractère indéboulonnable du président. Le fait est que le président turc s’est retrouvé la cible de vives critiques pour l’impréparation des services de l’état. Or, en 1999, à l’occasion d’un précédent séisme, alors dans l’opposition, il avait critiqué les élites politiques du moment en dénonçant la corruption et le manque de rigueur dans l’application des mesures antisismiques. Le discours contestataire et antisystème de 1999 s’est retourné contre lui.
Kemal Kiliçdaroglu, l’adversaire
Le fait qu’un candidat d’une coalition de six partis d’opposition parvienne à faire basculer les sondages en sa faveur «signifie que le facteur pour ou contre Erdogan est suffisamment mobilisateur pour que des partis aussi divers puissent se rassembler derrière un candidat unique», observe Max Valentin Robert. Kemal Kiliçdaroglu, ancien haut fonctionnaire de 74 ans, est depuis 2010 le leader du CHP, le Parti républicain du peuple, principal parti d'opposition en Turquie. Il s’agit d’un parti kémaliste, proche, dans certaines de ses tendances internes, de la social-démocratie. Il ne s’est jusque-là jamais présenté aux précédentes élections présidentielles de 2014 et 2018. S’il est élu, il promet de rompre avec l'ère du président Erdogan. Il perce, pendant la campagne, sur les réseaux sociaux avec des vidéos dont certaines sont devenues virales. Il utilise ce canal également pour afficher son appartenance à l'alévisme, une branche hétérodoxe de l'islam que certains sunnites rigoristes jugent hérétique.
Les défis qui attendent la Turquie
Les défis à relever, quel que soit le président élu, ne manquent pas. Ils sont d’ordre sécuritaire au regard des conflits qui persistent dans l’environnement régional de la Turquie. Mais il y aura sur le plan intérieur à reprendre en main la gestion du tremblement de terre de février, et à s’engager sur la voie des réformes sociales et économiques pour relever le pays de la crise. «Cette question sociale et économique sera sans doute déterminante dans le vote», observe Max-Valentin Robert estimant que «le gouvernement élu, devra s'y atteler aussi vite que possible». Il restera aussi à éclaircir la question des relations avec l'Union européenne.
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