A Cuba, la paupérisation grandissante de la population

Olivier Bonnel - Cité du Vatican

Le 17 mars dernier, une foule en colère défilait dans les rues de Santiago de Cuba, la deuxième ville du pays pour dénoncer les pénuries de nourriture et les coupures d’électricité à répétition. De l'avis de nombre d'observateurs, la manifestation était la plus importante depuis celles de l’été 2021 où les Cubains criaient déjà qu’ils «avaient faim». Avec une inflation à 30 % en 2023 selon les chiffres officiels, la vie quotidienne des Cubains est de plus en plus compliquée. Le pays a connu une période post-covid très difficile avec l'effondrement du tourisme, un secteur majeur dans la rentrée des devises.

Cela fait maintenant plusieurs années que le pays, théâtre de la révolution castriste, s’enfonce dans la crise économique, mais le ras-le bol de ces derniers mois ne retombe pas. «On n’a pas de nourriture, pas de lait pour les enfants. On passe toute la journée dans le noir», confiait dépitée une habitante de Santiago au journal espagnol El Paìs. Dans le pays, les prix des denrées alimentaires ont explosé et les médicaments se font parfois rares. L'île vit par ailleurs toujours sous sanctions américaines.

Amer anniversaire pour la révolution 

L'Église catholique cubaine s'est récemment émue de l'ampleur de la crise. Dans leur message pour la Semaine Sainte, les évêques ont demandé de prier la Vierge en particulier le Samedi Saint 30 mars, pour que le pays puisse trouver des solutions pour sortir de cette spirale. 

Après les manifestations de la mi-mars, le président Miguel Diaz-Canel a mis en garde «les ennemis de la Révolution» à commencer par les États-Unis, accusés de s’ingérer dans les affaires de l’État. Washington avait demandé, via son représentant diplomatique que le gouvernement «respecte les droits des manifestants et réponde aux besoins légitimes du peuple cubain».

Une rhétorique classique mais derrière les slogans, la réalité est celle d’un peuple qui s’appauvrit toujours plus, et d’un État à bout de souffle. Les 65 ans de la révolution enclenchée par Fidel Castro sont un anniversaire plutôt amer pour de nombreux Cubains. Éclairage sur cette crise qui pousse de plus en plus à l'exil avec Blandine Destremau, sociologue, spécialiste de la société cubaine. Directrice de recherche au CNRS, elle est l’auteure notamment du livre Vieillir sous la révolution cubaine (IHEAL, 2021). 

Cuba produit très peu de choses, très peu d'aliments, très peu des besoins de produits manufacturés. Il y a aussi des mesures d'embargo des États-Unis très importantes, mais année après année, Cuba s'enfonce dans la crise, avec un déséquilibre croissant entre les besoins de la population, et ce que le pays est capable de produire. La réforme monétaire de 2021 a quelque part dévoilé le déséquilibre économique béant, et la monnaie ne cesse de se dévaluer. L'écart croissant entre le taux officiel de la monnaie, et celui «de la rue» a conduit les Cubains à développer des stratégies de contournement. 

La particularité de l'économie cubaine est de produire très peu de biens et de vivre en grande partie des importations. Que dire de la stratégie économique de l'État cubain?

Cuba a toujours vécu sur un modèle exportateur, ce qui est le cas de nombreux pays du Sud, et non pas un modèle d'autosuffisance; et le socialisme cubain a continué sur ce modèle exportateur, en particulier du sucre, mais également du tabac. Depuis quelques années, il y a une stratégie de représentation comme on dit, c'est à dire de distribution de terres à des paysans. Mais en fait, les gens ne se précipitent pas du tout pour prendre ces terres en tenures, parce qu’il manque des engrais, il manque des intrants, il manque des machines et la bureaucratie continue à mettre des bâtons dans les roues aux petits entrepreneurs, qu'ils soient agricoles ou autres.

Il y a trois ans les gens manifestaient déjà contre le régime, en dénonçant les pénuries de nourriture, qu'est ce qui a changé depuis?

La situation s'est aggravée, les gens ont faim. Cette faim est avant tout engendrée par les pénuries des produits distribués dans les épiceries d'État. Le système de distribution commercial à Cuba est très largement tenu par l'État, surtout pour les gens qui ont un revenu modeste. Les gens ont leur carnet de rationnement qui leur couvre une dizaine de jours de consommation. Mais de plus en plus il n'y a plus de quoi cocher les cases de ce carnet de rationnement. Les gens sont contraints d'acheter ainsi des denrées sur un marché parallèle, où tout est beaucoup plus cher. Le système d'approvisionnement est par ailleurs resté très centralisé. On assiste donc à une espèce de paralysie presque mécanique du système, qui ne parvient plus à fonctionner. Cette centralisation à l'extrême, est non seulement inefficace, mais elle permet aussi beaucoup de détournements.

Vous qui connaissez bien, notamment les personnes âgées, les retraités qui ont accompagné la révolution, que disent les Cubains aujourd'hui de ce système à bout de souffle?

Pour eux, c'est un peu une nostalgie, non pas d'un rêve nécessairement, mais en tout cas d'une entreprise qui les a portés dans leur jeunesse et qui était portée elle-même par des aspirations de justice sociale. Ces personnes âgées sont tout à fait désolées et sont aussi très humiliées de leur propre sort, puisqu'elles se sont appauvries aujourd'hui. Elles ont travaillé toute leur vie pour une retraite qui ne vaut presque plus rien. Je vois surtout des gens qui sont exaspérés par tout ce qui ne fonctionne pas, par les problèmes de distribution, les problèmes bureaucratiques, les obstacles que représente la moindre démarche administrative ou entrepreneuriale. Chez les jeunes Cubains, certains sont politisés et souhaiteraient restaurer ou reconstruire un socialisme «à partir du bas», mais ils voient bien que ce socialisme centralisé ne fonctionne plus. Le gros problème est celui de l'exil de centaines de milliers de Cubains. Actuellement je ne vois plus du tout de perspective en dehors de l'immigration. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les gens à Cuba.