Entre assentiment et peur, l'exercice du pouvoir par Vladimir Poutine
Marie Duhamel - Cité du Vatican
Oligarques, mères de soldats envoyés au front ou simples citoyens, tous sont appelés à compter de ce 15 mars à se rendre aux urnes en Russie, pour élire leur président. Les premiers bureaux de vote ont ouvert dans deux régions reculées d’Extrême orient. Les derniers fermeront dimanche soir à Kaliningrad.
L’issue de ce scrutin sur trois jours ne fait aucun doute. Au pouvoir depuis 24 ans, le chef du Kremlin devenu chef de guerre, est sûr de l’emporter. Il n’a pas de réel adversaire politique, d’ailleurs cette année Vladimir Poutine n’a participé à aucun débat électoral, ce qu’il n’avait jamais fait par le passé.
Aude Merlin est professeur de Sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles. Spécialiste de la Russie, elle revient sur ce scrutin mascarade, qui n’est qu’«un élément démocratique de façade».
Une élection présidentielle est organisée en Russie. Peut-on ainsi parler d'une Russie démocratique?
Il y a eu des éléments encore démocratiques sous Vladimir Poutine, au niveau local par exemple. Le fait qu’Evguéni Roïzman ait été maire d'Ekaterinbourg (2013-2018), en soit, était effectivement un fonctionnement d'alternance opérant. Mais depuis bien longtemps, la machine politique, le système n'a plus de démocratique -quand il en a encore des oripeaux- que la façade.
Quand Vladimir Poutine a fait son adresse à la nation, les candidats à la présidentielle se trouvaient au premier rang, alors qu’ils sont censés participer d'un pluralisme de candidatures. On pourrait imaginer, quand on vit en démocratie, que, qui dit candidat alternatif, dit compétition politique et rivalité. Mais en fait, il n'en était rien puisqu'ils étaient les premiers à applaudir, et avec le plus de vigueur, tout ce que disait Vladimir Poutine.
Vous qualifiez le régime de Vladimir Poutine d’autoritaire, et expliquez qu’un tel régime ne repose pas exclusivement sur le contrôle et la répression. Il a besoin, dites-vous, de se garantir en quelque sorte une forme de soutien ou d'assentiment dans une large partie de la population. Comment Vladimir Poutine procède-t-il pour obtenir cet assentiment?
L’appareil de propagande est très fort, mais il joue sur certaines fibres présentes dans la société russe, à savoir les formes de perte de repères, de perte de dignité, d'orgueil blessé, de déclassement social lié aux années 1990. Ce furent des années de très grande expérimentation législative et d'ouverture politique réelle. Et elles ont été dans le même temps, des années de grand déclassement social et symbolique pour une grande partie de la population russe, à la fois par rapport à toute la représentation de la grandeur du pays, de sa place sur la scène internationale et même de la perte de territoire vécu comme tel, c'est à dire qu'on peut l'appeler décolonisation si on approche la question par le prisme de l'Empire. Ce furent aussi des années de paupérisation. Or, la liberté de la presse et la liberté d'expression rendaient visibles des problèmes, alors qu'à l'époque soviétique, ces problèmes étaient tus, cachés, occultés, niés, etc.
Cette concomitance a discrédité très vite le projet de démocratisation, ce qui fait qu'il y avait un terreau très favorable à l'arrivée de quelqu'un comme Vladimir Poutine en 2000 à la présidence, parce qu'il incarnait une forme de retour à l'ordre bienvenu pour une grande partie de la population russe.
Comment Vladimir Poutine a-t-il répondu à leur attente, toujours actuelle, de revanche? Avec quel narratif et quelles actions?
La perception de ce qu'étaient les réformes de libéralisation économique dans les années 90, est une perception qui relie ces réformes à ce qui serait une forme de recette, voire de diktat occidental pour opérer la transition vers le capitalisme, voire affaiblir la Russie. C'est quelque chose qui est très largement activé et réactivé en Russie, notamment à partir de 2012, 2013 et 2014. L'annexion de la Crimée, un territoire qui est pris par la Russie, donc kidnappé, à un État souverain et indépendant qui est l'Ukraine, apparait, dans la représentation collective d'une grande majorité de Russes, comme une sorte de réparation, un retour de la justice et de compensation symbolique à tout ce qui a été enduré dans les années 90, avec une reconstruction du discours aussi. C'est à dire que le Kremlin investit très fort dans son narratif, la question de cette revanche contre l'Occident.
Et celui-ci s'articule encore autour de l'Ukraine?
On le voit, et on le voyait dans les médias russes officiels, de façon crescendo, à la fin des années 2010 et au début des années 2020. Si on reprend la télévision russe tout au long de l'année 2021, tous les talk-shows associent l'Ukraine au nazisme et l'OTAN, au soutien de l'Ukraine nazie, à des logiques de colonisation par l'Occident de l'Ukraine, mais aussi de la Russie. Il faut vraiment regarder bien en face comment est construit ce discours. C'est un discours qui est extrêmement violent, mais qui fonctionne sur le mode de la forteresse assiégée, et d'un agresseur qui serait l'Occident via un cheval de Troie qui serait l'Ukraine et qui viserait donc à affaiblir la Russie.
C'est un narratif qui fonctionne. Mais est ce que le succès de Vladimir Poutine ne tient pas aussi au système répressif mis en place?
Il y a évidemment tout ce qui relève de la contrainte, de la coercition et de la répression.
C'est un peu l'autre jambe, en quelque sorte de ce régime, c'est à dire au fond un gouvernement par la peur qui fait que, au bout du compte, même des citoyens peut-être plus critiques, ou qui ne seraient pas promptes à prendre pour argent comptant ce discours très paranoïde du Kremlin, et bien du fait de la peur, n'oseraient pas aller plus loin que quelques signes de manifestations de désaccord très minimes, très discrets, etc.
Et quand je parle de peur, il existe toute une somme de sédimentation de comportements loyaux de citoyens qui, mis bout à bout, produisent le système. Je vous donne un exemple, cela peut être quelqu'un qui travaille dans la machine judiciaire et qui, pour ne pas perdre son emploi ou pour être promu, va accepter de lire une sentence judiciaire totalement orwellienne et qui ne tient pas debout, comme on l'a vu dans le cas du procès d'Oleg Orlov. On peut aussi penser au professeur ou à l'instituteur qui va accepter de relayer la propagande de guerre dans des classes d'enfants de sept ans, et mettre en œuvre le fait que les enfants doivent écrire des lettres aux soldats russes, etc. En fait, la verticale de la loyauté fait aussi partie de ce système.
Donc vous avez une face émergée de l'iceberg, c'est à dire les personnes les plus courageuses comme Alexeï Navalny, comme Oleg Orlov, comme Vladimir Kara-Murza, Ilia Iachine qui sont soit derrière les barreaux, soit qui sont morts.
Et puis après il y a toute une face immergée de l'iceberg qui est faite de petites compromissions, de petits opportunismes professionnels et personnels, et puis tout simplement aussi l'aspiration à une forme de tranquillité à court terme.
On voit néanmoins ces mères de soldats tués au combat déposer des fleurs sur la tombe du soldat inconnu à Moscou. Plus de 20 000 personnes ont été jugées en lien avec la guerre en Ukraine. Le budget alloué à la défense a augmenté, capturant une partie des dépenses publiques. Est-ce que la guerre en Ukraine pourrait conduire à un point de rupture?
Pour le moment, la mobilisation, si je puis dire, de cette rhétorique et l'utilisation à outrance de cette situation par le pouvoir, est au service non seulement du maintien de ce régime, mais même de son durcissement. Après, il y a une dimension d'emballement, et de fuite en avant. Mais pour le moment, la guerre en Ukraine n'est pas un facteur de changement du système. Elle est un facteur d'exacerbation, d'exaspération, de tension paroxystique de ce système.
Mais s'il y avait une défaite majeure de la Russie dans cette guerre en Ukraine, bien sûr, là on aurait une remise en question -sans pouvoir d'ailleurs préjuger de son orientation et de son évolution- mais en tout cas une forme d'ébranlement de ce système.
En cas de victoire, qu'elle soit massive ou qu'elle soit en demi-teinte mais vendue par le Kremlin à sa société comme étant totale, ou comme étant en tout cas satisfaisante, alors nous serions encore et toujours vers une consolidation à la fois de ce système et de ses conséquences.
Évidemment, si à un moment donné, le Kremlin visait à produire un discours qui soit un discours de victoire réelle ou feinte, à la limite peu importe, mais qui soit une certaine façon un moyen de desserrer un tout petit peu l'étau, soit celui de l'économie de guerre, soit celui de la pression maintenue sur la société, on pourrait peut-être voir là aussi des formes de remaniement du logiciel général, mais peut être seulement à la marge.
Il est très difficile d'essayer de comprendre, pendant qu'une guerre se déroule, quels sont exactement ses effets sur une société. Parce que les effets peuvent être en fait à double mouvement. On le sait d'ailleurs dans l'histoire des guerres. Parfois, il y a des logiques d'émancipation sociale qui se font par le truchement des grands bouleversements qui sont induits par la guerre. On l'a bien vu dans l'histoire, la question de la condition des femmes par exemple, de leur droit de vote, de leur participation à l'économie de guerre et donc à l'économie du foyer, etc.
Mais pour le moment, c'est très compliqué de savoir dans quel sens ça peut basculer.
Et je pense que l'issue militaire est un paramètre central.
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