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Place de la Vieille-Ville à Prague, République tchèque, le 26 mars 2024. Place de la Vieille-Ville à Prague, République tchèque, le 26 mars 2024.   (ANSA) Les dossiers de Radio Vatican

Élargissement européen de 2004: vingt ans après, les périphéries devenues centres

Il y a dix ans, le 1er mai 2004, dix nouveaux États membres venus de l'est et du sud de l'Europe intégraient l'UE, modifiant par leurs apports historiques et mémoriels les équilibres politiques et institutionnels en place. Vingt ans après, l'UE regarde à présent vers dix autres États, de l'Ukraine aux Balkans occidentaux, s'orientant vers une Europe à 37.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican

Varsovie, Budapest, Prague, Bratislava. Le carré d'or de l’Europe centrale rejoignait le rêve animant alors tout le Vieux continent… C’était il y a vingt ans. Le 1er mai 2004, dix nouveaux pays entraient dans l’Union européenne révolutionnant l’Europe à 15. L’intégration de dix nouveaux États membres, pour la plupart ex-pays communistes liés diversement à l’URSS, fut un élargissement sans précédent, ajoutant 75 millions de citoyens à son projet économique, politique... et bientôt, géopolitique, à l’ombre, encore, de Moscou. La guerre aux confins de ces anciens nouveaux entrants a en effet redynamisé les velléités d’intégrer dix autres pays, de l’Ukraine aux Balkans occidentaux, non sans conséquences décryptées par le chercheur Sylvain Kahn, spécialiste de l’Europe au Centre d’Histoire de Sciences Po.

Entretien avec l'historien de l'Europe récente, Sylvain Kahn

Le 1er mai 2004, quels étaient l'enjeu historique et la portée symbolique de l’entrée de dix nouveaux États dans l'UE?

La question de l'intégration à l'Union européenne des pays européens libérés du communisme s'est posée dès la chute du rideau de fer, avec encore plus de force avec la fin de la guerre froide. Cela représente la réunification ou l'unification de l'Europe.

On peut se référer au petit livre de Milan Kundera, grand romancier et dissident tchécoslovaque, qui avait publié en 1980 "Un Occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale". Le terme Occident en l'occurrence se réfère à cette partie de l'Europe occidentale qui a été kidnappée à la fois par la Russie et par le communisme. Il veut dire que la moitié de l'Europe, de ce qu'il appelle l'Occident, a été kidnappée par l'Union soviétique, qu'il appelle souvent la Russie.

Il soutient qu’en 1945, avec la chute du nazisme, tous les pays libérés du nazisme auraient dû se retrouver dans une histoire post nationaliste, post belliciste qui s'est notamment traduite par la construction européenne. Mais malheureusement, selon lui, cela n'a pas été possible car un certain nombre de ces pays ont été kidnappés par l'Union soviétique.

On retrouve cette idée chez François Fejtö, grand historien de l'Empire austro-hongrois, puis des démocraties populaires: avec l'adhésion des pays qui ont été, à leur corps défendant, inclus dans l'empire soviétique, il y a l'idée d'une réunification ou d'une unification de l'Europe. Celle-là même qui aurait dû avoir lieu si, par exemple, toutes les démocraties populaires avaient pu, comme certains régimes communistes en avaient eux-mêmes l'intention, accepter l'aide du plan Marshall. Le secrétaire d'État Marshall du gouvernement Truman avait proposé le plan à tous les pays d'Europe libérés du nazisme, y compris à l'URSS. L'URSS a interdit aux pays qui étaient en train de devenir des démocraties populaires d'accepter l'aide du plan Marshall.

Ces rappels historiques pour dire que la deuxième chose qui advient en 2004, c'est l'unification de l'Europe ou le processus d'intégration et de construction européenne, appliqué à tous les pays d'Europe qui avaient été victimes du nazisme.

Du point de vue des nouveaux entrants de 2004, quel bilan tirer, 20 ans après, de leur adhésion?

Avec cette adhésion en 2004, les notions d'Europe de l'Ouest et d'Europe de l'Est deviennent historiques. Depuis 2004 et à mon avis, peut-être même depuis 1993, cela n'aide pas à comprendre les enjeux en cours de continuer à parler d'Europe de l'Est et d'Europe de l'Ouest. Rapidement, la Commission européenne, le Conseil et les institutions européennes ont parlé de PECO, des pays d'Europe centrale et orientale, pour dépolitiser la question.

Il n'y a pas un bloc homogène qui serait constitué par les dix pays anciennement communistes ayant rejoint l'Union européenne entre 2004 et 2013. Par exemple, la Pologne ou la République tchèque ont aujourd'hui un PIB par habitant supérieur à celui du Portugal ou de l'Espagne. La Slovénie a un PIB supérieur à celui du Portugal et même de la Grèce depuis dix ans déjà.

Il y a effectivement un processus d'intégration différenciée qui fait que, si ces pays étaient au départ des périphéries en raison de leurs structures économiques et financières sinon archaïques, en tous cas, anciennes, ils sont en train de faire partie des centres aujourd’hui, étant entendu que l'Union européenne se caractérise par un polycentrisme patent.

Dans l'ensemble, oui, il y a un phénomène de rattrapage qui était espéré, visé par l'intégration de ces pays et qu'un certain nombre de régions, d'une manière générale, un pays comme l'Estonie par exemple, ou comme la Slovénie, sont assez caractéristiques du fait que les anciennes périphéries sont en train de devenir des centres.

Comment durant ces vingt ans l'intégration de l'Union européenne a t-elle évolué et à quelle recomposition géopolitique cela a-t-il participé?

Il me semble qu'elle s'est profondément acculturée parce que ce qu'il y avait vraiment de commun à tous ces nouveaux pays rentrés entre 2004 et 2013, était d'avoir été des pays communistes, même si de statuts très différents. Il ne faut pas, par exemple, dire à un ressortissant d'un des trois pays baltes qu'il a été ou que ses parents ont été les ressortissants d'une démocratie populaire. Non, ils ont fait partie d'un pays annexé par l'Union soviétique et qui a été russifié de force. C'est une expérience différente que celle qui est dans la mémoire collective et héritée des Tchèques ou des Slovaques ou des Hongrois qui n'ont pas été russifiés et qui, s'ils ont été intégrés dans l'empire soviétique, sont restés au moins en surface, des pays souverains.

Ce n’est pas la même chose de participer à la construction européenne quand on est héritier de 50 ans de communisme que de construire l'Europe quand l'on n’a pas cette expérience. Il y a une acculturation réciproque pour les ressortissants de l'ex-UE à 15. Chacun doit apprendre à voir la vie politique en comprenant qu'il y a une histoire politique dont chacun hérite.

Cela vaut aussi pour la construction de la mémoire historique des catastrophes, très prégnante dans les musées d'histoire du XXᵉ siècle des anciens pays communistes, notamment baltes, où on voit que les crimes du communisme sont considérés comme tout aussi structurants que les crimes du nazisme et que la Shoah.

Au-delà de ça, il n'y a pas vraiment de conséquences concrètes et opérationnelles. Au moment d'élaborer des politiques publiques au Parlement européen, on ne peut pas dire qu'untel voit les choses différemment parce qu’il est ressortissant d'un pays qui, il y a 40 ans, a été pendant 50 ans un pays communiste. C'est très perceptible néanmoins comme expérience historique.

Comment, le 24 février 2022, l’invasion russe de l'Ukraine a t-elle remis au centre cette question de l'élargissement qui semblait s'enliser depuis des années dans les limbes institutionnelles européennes?

Certains pays qui étaient d'anciennes démocraties populaires, je pense notamment à la Pologne ou certains pays qui étaient d'anciennes républiques socialistes soviétiques, je pense en particulier à la Lituanie, plaidaient depuis une quinzaine d'années pour donner à l'Ukraine en particulier, voire à la Moldavie, une perspective d'adhésion. C'était une proposition qui n'était pas du tout majoritaire dans l'Union européenne. Or, en effet, depuis l'invasion de l'Ukraine par l'État russe, c'est devenu une politique unanime dans l'Union européenne que de négocier avec l'Ukraine son adhésion.

Par rapport aux quatre vagues d'élargissement précédentes, l'élargissement est motivé par une représentation géopolitique bien davantage que par une représentation soit éthique, soit économique. En clair, on va privilégier la confrontation avec la Russie sur les critères traditionnels mobilisés pendant les quatre vagues précédentes, qui sont le respect de l'État de droit, la lutte contre la corruption, la capacité à soutenir une économie de marché.

Ces critères restent toujours des objectifs. Mais là, très clairement, on affiche que l'objectif numéro un, c'est de faire rentrer dans l'Union européenne des pays qui sont agressés par la Russie ou menacés par la Russie, parce que l'Union européenne est elle-même menacée par la Russie. Cela explique la relance du processus d'élargissement aux Balkans occidentaux, qui était plus ou moins stagnant et l'ouverture extrêmement rapide de négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie.

Avec les différentes perspectives d'adhésion -l'Ukraine, la Moldavie, les Balkans occidentaux-, quel serait le nouveau visage de l'UE à 37 et avec quelles conséquences sur son fonctionnement institutionnel?

Il y a deux scénarios. Le premier prolonge ce qui se passe depuis quarante ans. À chaque vague d'élargissement, on adapte les institutions sans les modifier de manière spectaculaire. On étend un peu plus les domaines où les décisions se prennent à la majorité qualifiée, on étend un peu plus les prérogatives du Parlement européen, sans pour autant donner au Parlement européen les pouvoirs fondamentaux qui sont ceux d'un Parlement dans n'importe quelle démocratie nationale; on ne modifie pas le nombre de commissaires, ni l'équilibre des pouvoirs entre le Conseil, le Parlement et la Commission, mais on aménage et on assouplit.

Le deuxième scénario est celui du big bang. Comme là, on va être beaucoup plus nombreux si l’on ne fait pas une réforme en profondeur du système politique et institutionnel, on n'arrivera pas à fonctionner.

À chaque vague d'élargissement, celle des années 70, celle des années 80, celle des années 90 et bien entendu celle des années 2000 et 2010, il y a eu ce discours-là. Il revient en ce moment. Avec la confrontation avec la Russie, qui sait si cette fois ne serait pas la bonne pour le scénario d'une réforme des institutions de type big bang?

Dans les faits, ce qui est sur la table de manière opérationnelle, c'est l'idée très probable d'un élargissement graduel. C'est-à-dire que l'on renonce à l'élargissement, tout ou rien, mais l’on attend qu'il y ait une reprise complète de tout l'acquis communautaire. Au fur et à mesure que les États candidats reprennent l'acquis communautaire, ils intègrent progressivement le système politique et institutionnel européen. Quand un État candidat en capacité d'intégrer les politiques européennes à 30%, on va l'intégrer à 30% dans le système politique institutionnel, puis à 50%, puis à 75% et puis à 100%.

Les nouveaux États membres seront intégrés progressivement, sans que personne n'ait à attendre un nombre d'années très long pour qu'il soit entièrement prêt à intégrer l'UE.

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06 mai 2024, 12:56