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Le 22 janvier 2020, le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur. Le 22 janvier 2020, le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur.  (AFP or licensors) Les dossiers de Radio Vatican

«La flambée des armes nucléaires surpasse les impératifs de dissuasion»

Sujet majeur pour la sécurité et l’ordre mondial, la course à l’armement nucléaire est loin de s’essouffler. En cinq ans, les dépenses liées aux armes nucléaires ont explosé de plus de 30%, soit 91 milliards de dollars investis en 2023 par les neuf puissances qui en sont dotées.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican 

Arsenaux modernisés, nouvelles armes déployées: deux rapports émis fin juin par le Sipri, l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, et l’Ican, la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, dressent un constat alarmant des hausses de dépenses allouées à l'armement nucléaire, représantant une menace pour la paix mondiale. La part américaine dans ces dépenses est écrasante, suivie de la Chine et de la Russie. Viennent ensuite le Royaume-Uni et la France.

 

Héraut du désarmement intégral comme impératif moral et humanitaire, le Saint-Siège n’a de cesse de soutenir l’interdiction universelle des essais nucléaires et de prôner le dialogue plutôt que la dissuasion. «Un monde sans armes nucléaires est possible et nécessaire», rappelait le Pape le 19 septembre 2023, lors d'un colloque organisé au Vatican par l’Académie pontificale des Sciences sociales et l’Institut de recherche sur la paix d’Olso, portant sur "La guerre et les obstacles à la paix" pour les soixante ans de l'encyclique sur la paix entre toutes les nations, Pacem in Terrisde Jean XXIII (1963).

Benoît Pélopidas, chercheur associé à Stanford et fondateur du programme d’études des savoirs nucléaires de Sciences Po, le premier programme universitaire français de recherche indépendante sur le phénomène nucléaire, nous éclaire sur cette inquiétante flambée des dépenses consacrées aux armes nucléaires. 

Entretien avec Benoît Pélopidas, fondateur du programme d'étude des savoirs nucléaires

Comment expliquer ce niveau inédit de dépenses liées aux armes nucléaires?

Nous sommes dans une condition de vulnérabilité nucléaire. Les neuf États dotés d'armes nucléaires déploient tous une rhétorique de la dissuasion nucléaire présentée comme une rhétorique de la protection. La première chose à rappeler est que depuis le couplage des missiles balistiques avec des explosifs thermonucléaires, il n'est plus possible de protéger nos populations contre une explosion nucléaire, qu'elle soit délibérée, inadvertante ou accidentelle.

La raison pour laquelle l’on se pose cette question sur l'augmentation des budgets des armes nucléaires n'est donc pas simplement parce qu’il s’agit de gros budgets, mais d'abord parce qu'il n'y a plus de protection possible d'une part contre ce type d'explosion et d'autre part, -c'est un résultat de mon équipe-, nous avons pu démontrer que dans l'histoire nucléaire jusqu'à présent, dans certains cas particulier, comme la crise de Cuba ou certains épisodes des années 1980, nous avons évité des explosions nucléaires non désirées, non pas par succès des pratiques de contrôle, mais bien par chance; c'est-à-dire par désobéissance, défaillance technique ou par des variables tierces, inexplicables par le succès des pratiques de contrôle.

Il faut se souvenir de cette condition de vulnérabilité et des limites du contrôle que nous avons sur ces systèmes d'armes; de la tendance des dirigeants et de ceux qui les contrôlent à surestimer le contrôle que nous avons sur ces systèmes d'armes.

Prenons la mesure de cette augmentation des budgets: 10,7 milliards de dollars de plus que l'an passé, une augmentation de 34% des budgets liés aux armements nucléaires sur les cinq dernières années. Si on regarde simplement les États-Unis, on parle d'une augmentation de 45% sur les cinq dernières années.

Des nouveaux acteurs entrent-ils dans la course à ces investissements? Si oui, comment se positionnent-ils face aux Russes et aux Américains?

Sur les 91 milliards de dollars de dépenses cette année, les États-Unis à eux seuls en dépensent 51,5 milliards, soit plus de la moitié; suivent la Chine avec 11,9 milliards, infiniment moins, la Russie à un peu plus de huit, le Royaume-Uni un peu plus de huit, la France un peu plus de six. Les États-Unis et la Russie conservent plus de 90% des têtes nucléaires sur la planète. Par contraste avec cela, même les arsenaux nucléaires dits de petite taille sont de taille suffisante pour causer la fin de la civilisation telle que nous la connaissons, à travers le phénomène de l'hiver nucléaire.

Nous pouvons penser que ces arsenaux sont tellement importants en taille qu'il n'est pas possible de les démanteler. Dans ce cas-là, il faut se souvenir que pendant la décennie 1986-1996, nous avons démantelé à échelle planétaire plus de têtes nucléaires que ce qu'il n'en reste aujourd'hui et que par ailleurs, même sans progrès technologique, nous sommes en mesure, si la volonté politique était là, de démanteler la totalité des arsenaux qui restent en moins de dix ans. Il n'y a pas d'impossibilité matérielle au démantèlement. La question éthique et politique est la suivante: quel est le niveau nécessaire et souhaitable d'arsenaux nucléaires à l'échelle nationale et internationale?

Les tensions internationales créent-elles la demande ou l'existence même des armes nucléaires suscite-t-elle les tensions?

Pour répondre à cette question, le recul historique et le travail de recherche indépendante est essentiel parce que le discours public, le discours des groupes de réflexion et le discours des États dotés d'armes nucléaires suggèrent que les armes nucléaires sont des réponses à l'évolution de la situation internationale. Supposément, les États seraient donc contraints d'augmenter les arsenaux nucléaires en réponse à une dégradation de la situation nucléaire.

Deux types de résultats peuvent être mis en avant. Le premier, c'est tout simplement que lorsque l'on regarde les arsenaux déployés aux États-Unis, en Russie, en France et au Royaume-Uni, il y a un décalage systématique entre la justification avancée et les arsenaux effectivement déployés. Par exemple pour la Russie et les États-Unis, nous sommes très largement en excès de ce que les états-majors de ces États présentent comme exigence de la dissuasion nucléaire.

L'amiral Charles Richard, qui dirige le Commandement stratégique du Pentagone, a par exemple, dit que l'arsenal américain aujourd'hui doit être en mesure de remplir toutes ses missions nucléaires, même si une composante de la triade -dimensions aérienne, terrestre, maritime- sur les trois était intégralement supprimée. Dans le cas de la France, du Royaume-Uni, on a aussi pu montrer que les logiques de construction et de déploiement des arsenaux nucléaires ne répondent pas aux impératifs de rationalité stratégique. La rationalisation est conçue a posteriori.

“Les logiques de construction et de déploiement des arsenaux nucléaires ne répondent pas aux impératifs de rationalité stratégique. La rationalisation est conçue a posteriori.”

Autre exemple: à Prague en mai 2009, le président Barack Obama annonce son désir d'œuvrer vers la production d'un monde dans lequel il n'y a plus d'armes nucléaires. À la fin de l'administration Obama, quelques mois à peine après le discours de Prague, l'administration Obama consacre 80 milliards de dollars sur dix ans pour rénover la totalité du complexe nucléaire américain.

Nous étions alors dans un contexte dans lequel les traités de maîtrise des armements, désavoués depuis, étaient encore en place. La secrétaire d'État Hillary Clinton parlait d'un nouveau départ dans le rapport avec la Russie. Nous étions en train de négocier le traité START, donc les conditions internationales à ce moment-là étaient au beau fixe par rapport à la situation actuelle. Or, c'est à ce moment là que la dynamique de modernisation de l'arsenal nucléaire américain, qui continue aujourd'hui, s'est enclenché. L’administration Obama va dépenser plusieurs milliards de dollars de plus que son prédécesseur George W. Bush pour la modernisation de la triade et elle va dépenser jusqu'à 100 milliards de dollars pour le faire. Au point que le successeur, Donald Trump, qu'on imagine comme étant aux antipodes du président Obama, va en fait très peu modifier le plan de modernisation nucléaire établi par l'administration Obama.

Ce que je vous montre avec cet exemple, c'est que dans ce cas-là, le réinvestissement dans l'arsenal nucléaire, la renucléarisation de la politique américaine, commence au début des années 2010 et précède la dégradation des rapports stratégiques internationaux. On peut dire la même chose pour la Russie, pour la Chine et pour la France. L'idée que c'est la dégradation des rapports internationaux qui justifie et initie la nucléarisation est donc juste une erreur historique.

Face aux actuelles dépenses croissantes, le Sipri exhorte les dirigeants «à prendre du recul et à réfléchir». Quelles peuvent être les conséquences de ces dépenses sur la doctrine nucléaire actuelle? Quel visage confèrent-elles à l'ordre mondial actuel?

Le traité d'interdiction des armes nucléaires, entré en vigueur au début de l'année 2021, signé par aucun État doté d'armes nucléaires, révèle deux visions antagonistes de la politique liées aux armements nucléaires et de l'éthique qui y est associée.

D'un côté, une coalition d'États dit: «Les armes nucléaires sont une garantie de sécurité nécessaire au niveau national et international». De l'autre côté, une coalition d'États signataires du traité d'interdiction affirme: «Les armes nucléaires sont un problème de sécurité nationale et internationale qui nous mettent tous en situation d'otage, de la possibilité de la violence nucléaire future, mais aussi des conséquences de la violence nucléaire passée puisque les essais nucléaires, ne l'oublions pas, ont eu des conséquences considérables». L'avenir des politiques nucléaires va se jouer sur cette ligne de fracture. 

“Va-t-on arriver vers un monde dans lequel il est accepté que les armes nucléaires sont présentées comme une condition de la sécurité ou comme un problème de sécurité?”

Sur le plan éthique, cela signifie que d'un côté vous avez une coalition qui dit au nom de notre idée de la sécurité nationale et internationale, nous nous présentons comme obligés de préparer, de planifier et d'annoncer au monde que nous conduirons ce qui relève d'un meurtre de masse, de population civile. Et vous avez une autre coalition qui, elle, dit: «Quelles que soient les conséquences, à aucun moment nous ne nous préparerons ou nous nous rendrons capables de commettre un crime de masse, même si la conséquence de cela et la mise en péril de notre sécurité nationale». C'est sur le sort de l'affrontement entre ces deux visions de la politique et de l'éthique que la forme du monde va se décider.

“C'est sur le sort de l'affrontement entre ces deux visions de la politique et de l'éthique que la forme du monde va se décider.”

Quand on parle aussi de l'avenir de la politique nucléaire, il est essentiel de réfléchir à la totalité des effets de la nucléarisation du monde. En cela, les résultats de la recherche indépendante sont cruciaux. Pendant longtemps, on a sous-estimé les effets des essais nucléaires. Il y a eu depuis le début de l'âge nucléaire, plus de 2 000 explosions nucléaires, dont plus de 500 ont eu lieu dans l'atmosphère et ses essais ont eu des effets de contamination de la biosphère. Un des membres de mon équipe, Sébastien Philippe, a par exemple montré que les essais nucléaires en Polynésie ont abouti à la contamination de plus de 90 000 Polynésiens -l’essai Centaure en 1974 qui a mal tourné- au-delà d'un niveau qui leur donnerait droit à compensation dans le droit français. La recherche indépendante a rendu possible la connaissance de ces effets.

“Il y a eu depuis le début de l'âge nucléaire, plus de 2 000 explosions nucléaires, dont plus de 500 ont eu lieu dans l'atmosphère et ses essais ont eu des effets de contamination de la biosphère.”

Autre type d’effet sous-estime, celui joué sur la démocratie. Thomas Fraise a rédigé une thèse de doctorat qui montre que les politiques d'armement nucléaire aboutissent à la création de poches de secrets dans les États qui les mettent en œuvre, dégradant ainsi la qualité de la démocratie possible dans ces États. Cela s'appuie sur une étude du cas britannique, américain, français et suédois.

Enfin, la montée du budget alloué aux armements nucléaires signifie aussi montée du budget associé à la communication favorable aux armements nucléaires. Il apparaît donc essentiel de distinguer la recherche indépendante de la communication institutionnelle, parce que l'état de la conversation en ce moment dans les États dotés d'armes nucléaires, c'est que les militants en faveur du désarmement se présentent comme tels, mais les militants en faveur du réarmement nucléaire se présentent comme experts neutres. Pour que le débat soit possible, il faut que les militants pronucléaires soient exposés comme tels et les seuls capables de les exposer comme tels, c’est la recherche indépendante qui peut démontrer qu'elle ne souffre pas de conflits d'intérêts ou d'attachements institutionnels ou financiers à des intérêts liés à la renucléarisation du monde.

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03 juillet 2024, 12:00