A Nardò, Yvan Sagnet contre l’exploitation agricole des migrants
Marie José Muando Buabualo – Cité du Vatican
Né à Douala le 4 avril 1985, Yvan Sagnet arrive en Italie en 2008, à l’âge de 23 ans. Il intègre l'École Polytechnique de Turin, pour des études d'ingénierie des télécommunications. En juillet 2011, il se rend pour un travail agricole d'été à Nardò, dans les Pouilles (sud de l’Italie). C'est ainsi qu'il embrasse un autre parcours de sa vie, celui de défendre les droits humains des migrants agricoles. Le jeune Camerounais raconte comment il s’est retrouvé dans ce qu’il qualifie «d’esclavage moderne». «Je me suis retrouvé à faire ce grand travail par hasard parce que, en fait, je suis un immigré en Italie. Je suis venu pour tout autre motif, pour des motifs d'études. J'ai eu une licence en ingénierie à Turin, mais entre-temps, pour payer mes études, je me débrouillais à faire des travaux. Je me suis retrouvé dans les plantations de tomates dans le sud d'Italie en 2011 et là j'ai découvert ce système d'esclavage moderne».
Les ghettos, lieux de prédilection des intermédiaires agricoles
Yvan Sagnet relate les détails de ce système de travail dont la journée débutait souvent vers 4h du matin pour prendre fin à 20h: «Chaque matin nous étions conduits par "des caporaux", qui sont des intermédiaires de main-d'œuvre, et qui ont pour objectif de trouver la main-d'œuvre aux agriculteurs italiens. Et ces caporaux, comme on les appelle ici, vont dans "des ghettos" comme là où je vivais. C'est un autre phénomène très répandu en Italie, en particulier dans le Sud. On pense souvent aux ghettos à Soweto, les ghettos au Brésil, en Amérique du Sud, mais on n'a jamais parlé des ghettos en Europe». Et en Italie, «c'est quelque chose qui existe et ça m'a beaucoup surpris».
Yvan Sagnet explique que ce sont des lieux où vivent des milliers d'immigrés, sans eau, sans électricité. Les maisons sont faites en bois, en plastique, en carton, avant de passer à son expérience personnelle. «On montait dans des camionnettes. Pour une camionnette de 9 places prévues par la loi, on était 20 à 25 personnes…le transport nous coûtait 5 euros aller et retour. Quand on arrivait dans les champs, il faisait évidemment très chaud…»
Un climat d’injustice
La qualité du travail qu’il nous rapporte est plus basée sur la force physique, où ne pouvait gagner que ceux qui avaient une certaine résistance, au détriment de ceux qui avaient moins d’expérience, ou avaient des problèmes de santé. «Notre travail consistait à remplir des cageots, des caisses de tomates qui pèsent environ 300 kilos, et le caporal nous payait par caisse. Il nous donnait 3,50 euros par caisse; 3,50 euros pour 300 kilos de tomates. C'était notre paye. On percevait notre gain quotidien en fonction des caisses que nous remplissons.»
Pourtant, le contrat de travail prévoit un salaire journalier de 50 euros .«Je n'arrivais pas à remplir plus de 4 caisses. Donc une caisse 3,50 euros par 4, ça fait 14 euros. C'était mon salaire par jour. Je commençais le travail à 5 heures, on finissait tous les soirs aux environs de 20h - 21 heures. Donc environ 16 heures de travail pour pouvoir gagner 14 euros. Les frais de transport me coûtaient 5 euros, et la nourriture que le caporal nous vendait (sandwiches, pains), coûtait 3,50 euros. Il nous vendait également une bouteille d'eau à 1,50 euros. Donc chaque jour le caporal nous enlevait 10 euros environ dans notre misérable salaire».
Le jeune Camerounais s'est ainsi retrouvé, au premier jour de travail avec 4 euros en poche, après avoir travaillé 16 heures de temps. «C'était pour moi terrible, un coup dur. Je me suis mis à pleurer, je ne savais plus quoi faire. J'étais très fatigué, très malade. Les caporaux ne te respectent pas, ils t'insultent. Il n'y a pas de respect de la dignité des personnes. Et c'est difficile de vivre dans les ghettos».
La grève des migrants
L'étudiant en ingénierie à Turin devient, ainsi, un esclave moderne dans les plantations de tomates. «J'ai beaucoup rêvé de l'Italie à partir du football, parce que mon pays en 1990, a participé à la coupe du monde de football en Italie… J'ai découvert l'Italie à travers la télévision.» Travailler 16 heures par jour, gagner moins de 50 centimes par heure …, cela a suscité en lui un ressentiment, d’où le début des revendications pour un juste salaire. Les conditions inhumaines de travail ayant conduit à la grève reconnue comme première grève des migrants agricoles en Italie. Cette grève a porté à la reconnaissance de leurs droits, et à l’approbation de la loi sur le cette forme intermédiaire d’exploitation. Toutefois, cette victoire n’a pas résolu le problème dans son ensemble. Jean-Pierre Yvan Sagnet a poursuivi son engagement comme activiste humanitaire en affrontant les autres mailles du problème.
Le secteur de la consommation
Un autre autre objectif visé, celui de régulariser les prix des produits agricoles sur les marchés de consommation: «Le gouvernement italien a approuvé la première loi contre l'esclavage moderne dans le travail agricole. Cette loi a récompensé un peu l'effort de notre travail, mais on savait que ce n'est pas seulement avec cette loi que tout le problème, tous les maux vont disparaître.», affirme-t-il pour expliquer la poursuite de son travail au sein d’un syndicat et par la suite, la création d’une association qui s'appelle Nocap qui a pour but «d'un côté de défendre les droits des travailleurs, tous les droits, c'est-à-dire avoir des contrats de travail, un salaire juste, la maison, un logement acceptable, un moyen de transport digne. Et de l'autre côté, nous cherchons à promouvoir une agriculture moderne, et nous avons inventé ce qu'on appelle la marque Nocap». Pour certifier le respect des droit du travailleur dans le secteur agricole.
Un travail d’ensemble
Faisant le bilan de cette association dont les travaux ont commencé en 2019, Yvan Sagnet indique les résultats positifs qui font qu’au moins 3 000 immigrés ont été aidés à sortir du système de «caporalato». Ils ont un toit, des soins médicaux et, surtout des contrats de travail justes et légaux. Son souhait est de voir un grand nombre de personnes s’impliquer dans cette lutte au niveau des consommateurs car, pour lui, le problème de l'agriculture, n'est pas seulement lié aux caporaux et à la criminalité. «Les supermarchés où nous allons faire des achats, ont leur part de responsabilité. En fait, sans le savoir, ont mis sur pied un mécanisme des prix très bas des produits. Ils imposent les prix des produits aux paysans, aux agriculteurs, qui ne tiennent pas compte d'un certain coût de la production». La marque Nocap sert également à sensibiliser les consommateurs, en leur disant que «chaque fois que nous entrons dans un supermarché, il faut que nous nous posions des questions quand nous achetons des produits, d'où ça vient, qui est derrière, ainsi de suite».
Le message aux immigrés travaillant dans l'agriculture
«Chaque fois qu'on est face à une injustice, il faut pouvoir dire non, cela permet de contribuer au changement. Je voudrais remercier les associations chrétiennes, la Caritas, qui nous aide beaucoup dans la recherche des maisons, Migrantes, Tess, toutes ces associations, toutes ces personnes qui nous aident dans ce combat.» Il y a encore beaucoup de défis à rélever et «en ce moment historique que nous vivons, on a besoin que chacun de nous, sur le plan des valeurs et culturelles, donne un coup de pouce. Nous demandons également à l'État italien, parce que nous n'avons pas parlé de l'État italien, qui est complètement absent de cette lutte». Il conclut son témoignage en remerciant le Saint-Père: «Et je veux remercier le Pape François parce qu'il parle tout le temps des thèmes du travail. Il est beaucoup sensible aux thèmes sociaux, aux thèmes du travail, de l'exploitation des travailleurs. Donc voilà, je voulais remercier le Pape pour sa sensibilité».
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