Sans nier les souffrances, Chagall se fait peintre de l’espérance
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
«Les Jubilés sont des moments précieux, des occasions de réflexions et de recueillement, à l’écoute de l’Esprit Saint». Les douze mois de grâce et d’espérance inaugurés par le Pape la nuit de Noël ne sauraient être exempts de contemplation artistique, porte d'entrée vers les réalités d'en-haut. Ainsi divers itinéraires de foi et d’art s’entremêlent dans l’Urbs durant l'Année Sainte. Le dicastère pour l’Évangélisation propose par exemple aux fidèles arpentant la Ville éternelle une série d’expositions d’art gratuites dans le cadre du festival «Le Jubilé est culture». Parmi elles, figure un tableau mystérieux et profond: «La Crucifixion blanche» réalisée en 1938 par le peintre d’origine juive hassidique et russe, Marc Chagall. Un tableau cher au Pape François, venu le contempler en personne en la solennité de l’Immaculée Conception, le 8 décembre dernier, au Palazzo Cipolla. Habituellement conservée à l'Art Institute de Chicago, l'huile sur toile est exceptionnellement accrochée dans ce musée romain jusqu’au 27 janvier 2025.
L’historienne de l’art Mélina de Courcy, enseignante au Collège des Bernardins à Paris, décode les signes d'espérance et d'unité religieuse émanant de cette œuvre d’art éminemment spirituelle. Entretien.
Pourquoi Chagall, qui est juif, peint-il des Christ en Croix?
Chagall a toujours affirmé qu'il était à la fois russe, juif et moderne. Il n'a jamais rien renié de son identité. Pourquoi peint-il des Christ en Croix alors qu'il est juif hassidique? Les juifs hassidiques ont pour tradition une communication joyeuse avec Dieu, par le chant, la danse, la musique et donc, par extension concernant Chagall, par la peinture. À partir de cette expression de la foi vis-à-vis de Dieu par le médium de l'art, l'artiste dans la pensée de Chagall devient un messager, un pont entre l'homme et Dieu. L'artiste, à travers cela, est porteur d'espérance et de paix.
Chagall a peint beaucoup de crucifixions à partir de celles-ci. Il en a peint une première au tout début de son œuvre, en 1912, quand il était encore à Paris. Et ensuite, il y a «la Crucifixion jaune» et beaucoup de représentations où Chagall est en train de peindre des tableaux sur lesquels il y a un Christ en croix comme «La Résurrection au bord du fleuve» de 1947 où le Christ, allongé au-dessus de Vitebsk en flammes, a des entrailles qui ressemble à une palette de peintre. Autant d’indications pour nous dire ce que Chagall dit lui-même à sa femme Bella, «avec le Christ, je suis crucifié sur le chevalet».
Que signifie le tableau «La Crucifixion blanche» peint en 1938?
Ce tableau est un cri de souffrance pour les Juifs pourchassés, exterminés et contraints à la fuite. Il le peint l'année de la sinistre Nuit de cristal du 3 novembre en Allemagne, où les synagogues et les maisons juives ont brûlé et où le ciel se couvre sur l'Europe, exactement comme en témoigne l'horizon très noir de ce tableau qui s'appelle la Crucifixion blanche, mais qui offre un horizon bouché, noir, rempli de fumée de la destruction, de la désolation et de la mort.
Chagall y met en scène un tourbillon de signes. Un tumulte mortifère entoure un homme juif, Jésus crucifié, les bras en croix, les yeux fermés, au milieu d'un déchaînement de violence et de mort. À gauche, des troupes révolutionnaires brandissent des drapeaux rouges, brûlent un village aux maisons renversées, tandis que le mobilier de ces maisons voltige en l'air. C'est bien le renversement du monde juif qui est représenté.
Plus loin, des fuyards en détresse sur une barque appellent au secours les mains levées, tandis qu'un homme en uniforme profane une synagogue qu'il brûle: les flammes s'en échappent. Le lion de Juda, les rouleaux de la Torah sont en flammes. Dans le ciel à l'arrière-plan, tous les anciens du peuple sont impuissants et ils font monter vers Dieu leurs prières de complaintes. Tandis qu'au premier plan, un homme en bleu a une pancarte autour du cou où est inscrit «Je suis juif» en allemand, alors qu'une mère serre contre son cœur son enfant en fuyant le village, en fuyant la destruction. Tout cela est cerné de noir. Un dessin noir avec des touches colorées aléatoires qui amplifient ce caractère dramatique de la composition, avec ces taches de couleurs furtives, l'orangé des flammes, le bleu, le vert des tuniques, qui claquent sur le paysage glacé comme des tonalités sonores, comme des coups de feu assourdis, à la brutalité fugace sur ce fond de neige sali par la destruction et la mort.
Pour Chagall, quelle la portée spirituelle et théologique de l’œuvre?
Lui-même s'identifie au Christ, pont entre le ciel et la terre. Il souffre avec son peuple alors qu’il est en exil aux États-Unis et que son peuple est en proie à l'extermination. Chagall veut montrer que le Christ est un homme au destin exemplaire, une figure universelle de la souffrance humaine. Dont la Crucifixion blanche est un emblème. Mais ce Christ en croix n'est pas une œuvre chrétienne, c'est un cri passionné envers les Juifs qui souffrent. Il identifie le Juif Jésus de Nazareth à l'un d'entre eux. Ce crucifié, archétype de l'homme souffrant, est différent des représentations chrétiennes. Premièrement, parce qu'il n'est pas le seul à y souffrir. Jésus en Croix est en train de mourir, mais autour de lui, il y a la destruction et la mort que subit le peuple juif.
Ensuite, l'idée même de la rédemption chez les chrétiens, c'est-à-dire un seul homme qui souffre pour la multitude, est ici totalement absente de la conception du Christ. Pour Chagall, il faut bien comprendre que le Christ est infiniment saint, mais il n'est pas divin. Chagall s'inscrit dans une tradition, mais il lui confère un autre sens.
L'inscription latine dans la Crucifixion chrétienne est ici écrite en hébreu, Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Ensuite, la tête du Christ dans les crucifixions chrétiennes, est recouverte de la couronne d'épines. Ici, elle est nimbée de blanc. Il porte un turban oriental et pas la couronne d'épines. Autour des reins, il a un talith juif, châle de prière et coutume ashkénaze des Juifs d'Europe orientale. Le grand talith exprime l'humanité devant la divinité. Au pied de la Croix, on voit la Menorah, ce chandelier prescrit par Dieu à Moïse dans le livre de l'Exode, au chapitre 25, versets 31 à 40. Il représente la lumière spirituelle qui ne s'éteint jamais. Donc, en fait, la matérialisation de la présence de Dieu dans ce tableau, ce n'est pas le Christ, c'est le chandelier.
Comment qualifier son approche du dialogue judéo-chrétien par l’art?
Bien que la lecture chrétienne de cette œuvre ne soit pas la même que la lecture juive que je viens de vous exposer, elle contient une vision prophétique pour nous chrétiens. Car ce que l'on peut comprendre à travers cette lumière blanche qu'il utilise dans ce tableau, cette lumière blanche dans la légende hassidique associée à la lumière primordiale, c'est que ce mystère du Christ couvre d'avance d'une nappe de lumière toute l'histoire à venir.
Chagall était très attaché à sa foi et à l'expression de sa foi. Pour lui, la Bible est quelque chose de réel. Il l'a lu enfant, il l'a lu adulte et selon lui, elle est le plus grand réservoir d’images et de poésie du monde. Chagall s'est rendu en Israël en 1931 à l'invitation du maire de Tel Aviv. Fouler le sol des origines de sa foi l'a bouleversé et cela a été ensuite pour lui le déclencheur pour finalement traiter ce sujet pratiquement tout au long de sa vie, alors que c'était un sujet délaissé par les artistes contemporains et modernes.
Pour nous chrétiens, voir ce Christ qui souffre au milieu d'un monde d'atrocités et de souffrances, c'est comprendre que Dieu s'est identifié aux plus misérables et il s'est réduit lui-même au dénuement et à la nudité la plus totale par son sacrifice. C'est ça qui nous différencie de la lecture juive de l'œuvre. Le Christ porte nos obscurités et par cela il nous unit à lui et il nous unit les uns aux autres, ce qui est très mystérieux, bien sûr, mais c'est notre foi chrétienne.
Comment abordait-il son identité multiple et tiraillée dans les malheurs du XXe siècle?
Chagall l'a dit: “Je serai toujours tout russe, tout juif et tout moderne“. Il n'a jamais abandonné aucun de ces trois critères de son identité. En tant que peintre juif russe, il est un messager et, pour lui, la peinture doit être un pont entre l'humanité et Dieu. Il a dû fuir la Russie en 1922 parce qu'il sentait qu'il y avait une hostilité de plus en plus grande vis à vis des artistes, alors qu'il avait cru à ce grand message idéal de la révolution. Mais il n'en a jamais voulu à son pays. Donc c'est quelqu'un qui qui garde en lui toutes ses racines, de manière cohérente, mêlées parce qu'elles forment son identité et qu'il sait qu'il ne peut pas absolument pas en retirer une seule, sans quoi l'équilibre ne serait plus là, la cohérence ne serait plus là. La cohérence de vie lui donne une liberté. C'est un homme qui a un cœur sans frontières. Et je perçois aussi que c'est pour cela qu'il a été aussi attristé, éprouvé par la Shoah, qu'il a vécu de loin et donc qu'il s'est senti inutile, éloigné. Cette image du Christ a été pour lui l'occasion de communiquer, de communier avec son peuple, comme le Christ communie avec la souffrance des hommes et du monde.
Quelle interprétation chrétienne établir de La Crucifixion blanche?
Dieu, pour nous sauver, passe par l'histoire. À un moment donné, Dieu est entré dans l'histoire des hommes et il le fait, non pas en prenant la place du héros supérieur et inaccessible, mais en prenant la place du persécuté. C'est là où je comprends pourquoi le Pape François est attaché à cette œuvre de la Crucifixion blanche, parce que c'est l'image du Christ qui prend la place du persécuté au milieu des persécutés, qui se fait pauvre au milieu des pauvres, humble au milieu des humbles, au milieu de ceux qui n'ont plus rien et qui sont nus, et qui vient partager cette souffrance. C'est le plus beau message que Dieu puisse donner aux hommes, parce que c'est un message d'espérance.
Au milieu des noirceurs terrestres, dans quelle mesure Chagall est-il un peintre de l’espérance?
Il est peintre de l'espérance parce qu'il ne nie pas nos obscurités, il ne nie pas les impasses humaines. Il a peint beaucoup de tableaux de guerres, de persécutions, d'exode. Et toujours au milieu de ces tableaux, il y a la couleur, il y a la lumière. Et bien souvent, dans ses tableaux souffrants, il y a cette image du Crucifié. Ici, dans la crucifixion blanche, le Crucifié est au milieu du tableau. Il est traversé par une diagonale de lumière primordiale qui vient du Ciel pourtant tout noir et qui rejoint la neige où se passe le massacre. C’est une manière de dire que le Christ est au milieu de cela, mais qu'il y a une espérance qui nous fait lever les yeux vers le haut du tableau avec ce grand rai de lumière blanc qui traverse la nuit et qui nous donne l'espérance vers l'au-delà. Que quelque chose de meilleur existe, qu'il y a une transcendance, et que l'œuvre de Chagall est là justement pour en témoigner, comme le font les prophètes.
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