Le Pape aux évêques américains: veiller et discerner en abandonnant les luttes internes
Cyprien Viet - Cité du Vatican
Dans cette lettre publiée sur le site de la conférence épiscopale américaine et remise en mains propres à chacun des participants, le Pape rappelle que lors de son entretien du 13 septembre à Rome avec la présidence de l’épiscopat américain, dans le contexte de la crise provoquée par la révélation de scandales d’abus concernant notamment l’ex-cardinal Theodore McCarrick, il avait suggéré l’organisation d’une retraite spirituelle, comme une étape fondamentale «dans le chemin pour affronter et répondre d’une façon évangélique à la crise de crédibilité» traversée par l’Église. Ces évènements exigent en effet «de nous, pasteurs, la capacité et surtout la sagesse de générer une parole fruit de l’écoute sincère, priante et communautaire de la Parole de Dieu et de la douleur de notre peuple. Une parole générée dans la prière du pasteur qui, comme Moïse, lutte et intercède pour son peuple.»
Le Pape François révèle avoir eu le projet de participer personnellement à cette retraite spirituelle organisée dans un séminaire de l’archidiocèse de Chicago, au moins durant quelques jours, mais ce voyage n’a pas pu se concrétiser pour des raisons logistiques et pratiques. Il a donc envoyé le père Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison pontificale, pour guider les Exercices spirituels, et cette lettre vise à suppléer en quelque sorte à son absence. «Je désire vous être plus proche, et, comme frère, réfléchir et partager certains aspects que je considère importants, et aussi vous stimuler dans la prière et dans les pas que vous faites dans la lutte contre “la culture de l’abus” et dans la façon d’affronter la crise de la crédibilité», précise le Saint-Père.
Vivre dans un esprit de serviteur
Le Pape articule son message autour de ces paroles de Jésus dans l’Évangile de Marc : «Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous.» Dans cet extrait évangélique, Jésus ferme la discussion alors que Jacques et Jean demandent à s’asseoir à la droite et à la gauche du Maître et que l’indignation naît entre les disciples.
«L’Évangile n’a pas peur de révéler et de mettre en évidence certaines tensions, contradictions et réactions qui existent dans la vie de la première communauté de disciples», avec tous les écueils inhérents à toute institution humaine : «recherche des premières places, jalousies, envies, arrangements et accommodements», souligne le Pape François. «Tout comme aussi les intrigues et les complots qui, parfois secrètement et aussi publiquement, s’organisaient autour du message et de la personne de Jésus de la part des autorités politiques, religieuses et des marchands de l’époque. Des conflits qui augmentaient au fur et à mesure que se rapprochait l’heure de Jésus dans son don de lui-même sur la croix, quand le prince de ce monde, le péché et la corruption semblaient avoir le dernier mot, en contaminant tout avec amertume, défiance et murmures.».
Comme l’avait prophétisé Siméon, «les moments difficiles et cruciaux ont la capacité de mettre en lumière les pensées intimes, les tensions et les contradictions qui demeurent personnellement et communautairement» parmi les disciples, relève le Pape François. «Dans les moments de grand trouble, il est important de veiller et de discerner pour avoir un cœur libre des engagements et des certitudes apparentes», afin de bien répondre à la volonté du Seigneur. Le Pape lance d’ailleurs un avertissement: il faut veiller à ce que «le remède ne soit pas pire que le mal», et «ceci requiert de notre part sagesse, prière, beaucoup d’écoute et de communion fraternelle».
Réagir face à la tempête
Le Pape revient dans un long développement sur les «multiples scandales» qui ont secoué, ces derniers temps, la crédibilité de l’Église aux États-Unis. «Des temps de tempête dans la vie de nombreuses victimes qui ont subi dans leur chair l’abus de pouvoir, de conscience et sexuel de la part de ministres ordonnés, consacrés, consacrées et fidèles laïcs; des temps de tempête et de croix pour ces familles et pour tout le Peuple de Dieu».
En plus des dégâts provoqués par ces crimes en eux-mêmes, «la volonté de les dissimuler et de les cacher» a provoqué «une plus grande sensation d’insécurité, de défiance et de manque de protection des fidèles», souligne l’évêque de Rome. Cette «attitude d’occultation» a contribué à la perpétuation de drames qui ont profondément blessé un tissu relationnel qu’il faut aujourd’hui «soigner et recomposer».
Ces drames ont plongé de nombreux fidèles dans la perplexité et la confusion, et ils ont aussi donné des arguments «pour discréditer continuellement et mettre en doute la vie donnée de nombreux chrétiens». Ils ont aussi semé des blessures et des divisions au sein de l’épiscopat, rappelle le Pape, en faisant référence à «l’ennemi de nature humaine», évoqué dans la spiritualité de saint Ignace de Loyola, «qui tire plus avantage de la division et de la dispersion que des tensions et des dissensions logiques et souhaitables dans la coexistence des disciples du Christ».
Ne pas tout réduire à l'aspect administratif
Toutes ces difficultés ne peuvent pas se résoudre «avec des décrets volontaristes ou en établissant de nouvelles commissions, ou en améliorant les organigrammes de travail comme si nous étions chefs d’une agence de ressources humaines, avertit le Pape François. Une vision semblable finit par réduire la mission du pasteur de l’Église à un simple devoir administratif et organisationnel dans “l’entreprise de l’évangélisation”. Disons-le clairement, beaucoup de ces choses sont nécessaires, mais insuffisantes, parce qu’elles ne réussissent pas à assumer et à affronter la réalité dans sa complexité et courent le risque de finir par réduire tout à des problèmes d’organisation.»
Il faut donc «réveiller et infuser de la confiance dans la construction d’un projet commun, large, humble, sûr, sobre et transparent», exhorte le Pape, en invitant à une conversion dans les mentalités, dans les façons de «prier, de gérer le pouvoir et l’argent, de vivre l’autorité, et aussi dans la façon dont nous entrons en relation entre nous et avec le monde». «Les transformations dans l’Église ont toujours comme horizon de susciter et de stimuler un état constant de conversion missionnaire et pastorale qui permette de nouveaux itinéraires ecclésiaux toujours plus conformes à l’Évangile, et donc respectueux de la dignité humaine», précise-t-il.
Pour ouvrir cette «nouvelle saison ecclésiale», les pasteurs doivent être «maîtres dans le discernement du passage de Dieu pour l’histoire de son peuple, et non de simples administrateurs». «C’est parce que nous ne voulons pas nous annoncer nous-mêmes, mais annoncer Celui qui est mort pour nous », qu’il faut expliquer que « dans les moments les plus sombres de notre histoire le Seigneur se rend présent, ouvre des chemins et met un baume sur la foi découragée, l’espérance blessée et la charité endormie», ajoute le Saint-Père.
Vivre une conversion pleinement ecclésiale
La recherche de Dieu ne peut pas se vivre d’une façon individualiste, tendant vers un certain déïsme, une vision kantienne de la transcendance, qui risquerait de faire de Dieu une idole à son profit personnel, mais il faut au contraire la vivre dans une logique pleinement ecclésiale. «La catholicité se joue aussi dans la capacité que nous avons, nous pasteurs, d’essayer de nous écouter, d’aider et d’être aidés, de travailler ensemble et de recevoir les richesses que les autres Églises peuvent apporter à la suite de Jésus-Christ.»
La conscience collégiale «d’hommes pécheurs en partage permanent, mais toujours déconcertés et affligés par tout ce qui est arrivé, nous permet d’entrer en communion affective avec notre peuple et nous libèrera de chercher de faux, rapides et vains triomphalismes qui prétendent assurer des espaces plutôt que d’initier et de réveiller des processus».
Il faut donc abandonner toute logique de discrédit, de refus de la légitimité des interlocuteurs, et entrer dans une démarche sincère de dialogue, de confrontation et de discernement pour «trouver des chemins évangéliques qui puissent susciter et promouvoir la réconciliation et la crédibilité que notre peuple et la mission exigent de nous».
Assumer un effort d'unité et de réconciliation
Dans la dernière partie de sa lettre, le Pape invite les évêques américains à se «dépouiller de tout ce qui n’aide pas à rendre transparent l’Évangile de Jésus-Christ», et trouver des «chemins de réconciliation». «Aujourd’hui nous est demandée une nouvelle présence au monde conforme à la Croix du Christ, qui se cristallise dans le service des hommes et des femmes de notre temps.»
Il ne faut donc pas rechercher le succès et la reconnaissance, mais «vouloir être une semence qui germera quand et où le Seigneur le voudra. Il s’agit d’une option qui nous sauve de tomber dans le piège de mesurer la valeur de nos efforts avec les critères de fonctionnalité et d’efficacité qui régissent le monde des affaires», remarque le Saint-Père, invitant au contraire à faire confiance dans «la force silencieuse, quotidienne et agissante de l’Esprit Saint dans le cœur des hommes et de l’histoire».
L’appel à la sainteté doit permettre de ne pas tomber dans «de fausses oppositions ou des réductionnismes», et au contraire invite au service de l’unité et de la paix. Le Seigneur «s’abaisse et se sert de nous, de toi et de moi, pour être son amour et sa compassion dans le monde, malgré nos péchés, malgré nos misères et nos défauts. Lui, Il dépend de nous pour aimer le monde et lui démontrer combien Il l’aime. Si nous nous occupons trop de nous-mêmes, il ne nous restera pas de temps pour les autres», précise le Pape François en citant sainte Mère Teresa de Calcutta.
«Le Seigneur savait très bien que, dans l’heure de la croix, le manque d’unité, la division et la dispersion, comme aussi les stratégies pour se libérer de cette heure, auraient été les tentations les plus grandes qu’auraient vécu ses disciples», faisant obstacle à la mission de Jésus. Mais le Christ a alors demandé au Père de prendre soin d’eux pour qu’ils soient unis et qu’aucun d’eux ne se perde.
Le Pape invite donc les évêques américains à s’inspirer de la prière de Jésus au Père, pour découvrir la volonté du Seigneur en vivant ce «temps de prière, de silence et de réflexion, de dialogue et de communion, d’écoute et de discernement» dans un esprit de recherche de l’unité. Il invite en conclusion les évêques à se confier à Marie et leur demande de prier pour lui.
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