Jean-Pierre Raffarin: bâtir une culture de la paix, le défi des responsables politiques
"Leaders pour la Paix", en fait, c'est une coopérative de leaders. Nous sommes neuf anciens Premiers ministres, huit anciens ministres des Affaires étrangères, des diplomates, des professeurs, des entrepreneurs, le président de la Fédération internationale de judo, c'est-à-dire un certain nombre de gens qui ont eu l'expérience des responsabilités mais qui sont aujourd'hui libres, et qui peuvent donc avoir une certaine flexibilité, notamment dans les conflits, pour trouver les marges de manœuvre, de négociation. Nous sommes une coopérative, un par pays, et donc nous pouvons, les uns et les autres, construire une réflexion collective.
Et puis nous avons un certain nombre de nos leaders qui avaient des responsabilités avant, mais aussi d’autres qui ont pris des responsabilités. Par exemple, M. Antony Blinken, qui était le représentant des États-Unis, est aujourd'hui le ministre des Affaires étrangères. Nous avons M. Enrico Letta qui a pris des responsabilités ici en Italie. Nous avons la nouvelle directrice de l'OMC, qui est avec nous aussi. Donc nous avons un certain nombre de leaders qui sont aujourd’hui dans des organisations internationales puissantes.
Voilà notre idée, nous avons d'abord un rôle de think-tank, en publiant un rapport annuel, et puis nous travaillons sur le terrain, notamment en essayant d'inventer une pédagogie de la paix. La paix, c'est quelque chose de complexe, c’est un travail, ça ne tombe pas du ciel - même au Vatican, on peut dire ça ! -, et au fond, ça demande des efforts.
Il y a partout des écoles de guerre, il n’y a pas beaucoup d’écoles de paix! Nous voulons créer une école itinérante de la paix qui va aller transmettre, notamment aux jeunes dans les pays en conflit, ce qu’est la paix, comment on la prépare, comment on négocie, comment on fait des médiations. Tout ceci peut être enrichi par le travail que nous pouvons développer avec les équipes du Vatican, notamment pour définir certains sujets d'études qui sont essentiels à la paix. Je pense à la dignité humaine, je pense à la fraternité.
Bien sûr nous travaillons sur l'histoire des guerres, sur les techniques de la diplomatie, mais il faut quelquefois aller plus en profondeur. Quand on porte atteinte à la dignité de quelqu'un, on crée souvent de la violence. Et la violence, ce n’est pas loin de la guerre.
Cette pédagogie de la paix dont vous parlez, c'est l'un des leitmotivs du Pape François depuis le début de son pontificat. Il ne cesse de prendre des risques en allant physiquement dans des pays dangereux, comme la Centrafrique par exemple. Comment le Pape est-il perçu par vos confrères des Leaders pour la Paix qui ne sont pas tous de culture catholique? Qu'est-ce que le Pape représente dans cette géopolitique mondiale instable?
D’abord, c'est une reconnaissance de sa stature personnelle. C'est-à-dire que les musulmans, les gens qui sont athées, tout le monde voulait venir dans cette délégation, on a été obligé de la réduire. Et donc il est clair qu’il y a un certain nombre de gens qui avaient exprimé à cette occasion une forme de respect, de considération, et, pour ceux qui étaient présents, une forme d'émotion. Donc il y a déjà ce prestige, ce charisme, dirions-nous, cette grâce que porte le Pape.
Et puis il y a aussi naturellement les efforts qu'il a pu faire. Il y a les encycliques, il y a cette pensée de la fraternité, cette pensée de la dignité, et au fond cette volonté de communiquer la paix. Et donc ça c'est assez structuré, aujourd'hui, au Vatican. Nous avons travaillé avec la Communauté Sant’Egidio, avec l’Université du Latran, où, visiblement, on voit que le Pape veut nourrir la culture de la paix. Et ça c'est très important, parce qu’au fond la politique, quelquefois, ne remplit pas ce vide de la pensée.
Et cette pensée de la fraternité, de la paix, c'est une culture. C'est aussi quelque chose qui est plus grand que nous et qui doit se travailler. Et finalement l'un des lieux où l'on travaille cette réflexion, c'est quand même le Vatican. Et donc, je suis assez étonné de voir que mes amis musulmans, juifs, athées, tous ceux qui aujourd'hui s'intéressent aux questions de paix, écoutent le Pape, et le Pape a une influence stratégique très importante aujourd'hui.
La pandémie de coronavirus a été largement abordée par le Pape dans son intervention. Cette pandémie a eu des conséquences dévastatrices sur le plan sanitaire, mais aussi psychologique, politique. Beaucoup de gens ont peur, y compris parmi les dirigeants des États. Est-ce que la dimension spirituelle et la voix que porte le Saint-Siège dans le monde peut être un moteur dans la reconstruction des peuples et aussi la reconstruction la confiance des peuples aussi dans leurs dirigeants ?
Moi, je crois qu'il n'y a que la pensée, le spirituel, qui peut répondre à la peur, qui peut rassurer. Et au fond, on voit que la peur, elle entraîne le repli. On voit aujourd'hui que ce virus qui est mondial, qui se moque des frontières, a réveillé un certain nombre d'égoïsmes, et chacun a voulu travailler pour soi.
Dans la grande crise de 2008-2010, on avait vu des initiatives multilatérales qui avaient renforcé la coopération. Aujourd’hui, on a vu surtout la compétition être renforcée par le virus. Et donc, au fond, il y a aujourd’hui une sorte de vide de la relation internationale, qui ne s'exprime que par des coups de menton, par des tensions aujourd’hui, voire une "guerre froide", quand il s'agit des États-Unis et de la Chine. Et donc on voit bien qu'il y a aujourd’hui un déficit de pensée. Et la politique sans pensée, c'est dangereux.
C'est pour ça que quelles que soient les sources, quand une source crée une pensée, une culture, il faut y être attentif. C'est ce que fait aujourd'hui le Pape. Il donne au fond des arguments, tout en donnant sur une certaine forme d’altitude. C’est vrai que quand il parle des migrants, et quand vous êtes gouvernant, ce n'est pas facile de trouver les mesures cohérentes avec le discours, mais ça c'est le problème de toute pensée qui doit entrer en action. La pensée, elle est quelquefois éloignée d’un certain nombre de réalités, mais elle est nécessaire.
Vous savez, je suis un pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Le pèlerin, il a besoin du chemin et de la destination. L’un va avec l'autre : sans destination, le chemin est difficile, mais sans la marche quotidienne, la destination n'existe pas. Et c'est ça, aujourd'hui, le rôle de la pensée: c'est d'être un peu la destination de notre chemin.
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