Dans un entretien à Télam, le Pape revient sur la cruauté de la guerre
Antonella Palermo – Cité du Vatican
«Nous ne pouvons pas revenir à la fausse sécurité des structures politiques et économiques que nous avions auparavant». C'est l'un des passages les plus significatifs de la longue interview accordée ce 1er juillet par le Pape François à Bernarda Llorente de la principale agence de presse argentine, Télam.
Le Souverain pontife articule ses réflexions autour de grands thèmes tels que la pandémie, le soin de la maison commune, les jeunes, et son engagement en politique. Il revient également sur la place de l'Église en Amérique latine, la crise des institutions, le thème de la guerre, et tente enfin de faire le bilan de son pontificat. L'entretien débute sur la question centrale de la manière dont les crises sont ou ne sont pas traitées. «Le conflit est une chose fermée en soi, il cherche la solution en lui-même et s'autodétruit», soutient-il.
L'Afrique sans vaccins: un exemple de mauvaise gestion de la pandémie
François dénonce ensuite la situation sanitaire actuelle sur le continent africain, privé d'un approvisionnement suffisant en vaccins. Il voit d'autres intérêts entrer en jeu dans cette gestion : «Utiliser la crise à son avantage, c'est en sortir mal et, surtout, en sortir seul», réitère-t-il. Il critique donc l'assertion selon laquelle un seul groupe peut sortir seul de la crise : il s'agit en réalité d'une illusion, d’un «salut partiel, économique, politique ou de certains secteurs du pouvoir».
La guerre est un manque de dialogue
Parmi les crises les plus dramatiques de notre monde figure la guerre, à laquelle l'interview consacre une large partie. La référence à l'Ukraine est explicite, mais le Pape fait également mention des tragédies au Rwanda,en Syrie, au Liban et en Birmanie. «Une guerre, malheureusement, c'est une cruauté par jour. À la guerre, on ne danse pas le menuet, on tue», souligne amèrement le Souverain pontife, qui accuse une nouvelle fois la structure de vente d'armes qui la favorise. François revient sur le concept de «guerre juste»: «Il peut y avoir une guerre juste, il y a le droit de se défendre, mais il faut repenser la façon dont le concept est utilisé aujourd'hui», déclare-t-il, attirant une nouvelle fois l'attention sur l'importance de savoir s'écouter - même simplement dans la vie quotidienne - pour pouvoir dialoguer et dissiper toute possibilité de conflit.
À cet égard, le Saint-Père évoque sa visite au cimetière de Redipuglia (Frioul-Vénétie Julienne, nord de l’Italie) pour le centenaire de la guerre de 1914 en septembre 2014, peinant à retenir ses larmes. Une émotion similaire l'avait saisi au cimetière d'Anzio, dans la région de Rome : «Quelle cruauté», commente-t-il. En pensant au débarquement en Normandie et aux 30 000 jeunes laissés sans vie sur la plage par les nazis, François interroge : «Est-ce justifiable ?». L’évêque de Rome invite ainsi chacun à visiter les cimetières militaires en Europe, pour en prendre conscience de manière plus personnelle.
L'ONU n'a pas le pouvoir de s'imposer pour arrêter les guerres
À la lumière de ces remarques, et avec son habituelle franchise, le Pape François confie sa désillusion quant au travail des Nations unies, qui - même si elles aident à éviter les guerres (en pensant à Chypre, par exemple) - ne peuvent pas les arrêter, «n'ont aucun pouvoir». Le Pape va jusqu'à dire qu'il y a des «institutions méritantes» en temps de crise - au sujet desquelles il nourrit quelques espérances -, et d'autres engagées plutôt dans la résolution de problèmes internes. Il appelle les institutions internationales à faire preuve de courage et de créativité pour surmonter ce qu'il appelle des situations «mortifères».
Une nature impitoyable
Le Pape n’oublie pas la crise environnementale, évoquant l'utilisation déformée que l'Homme fait de la nature, qui, cependant, «te le fait payer». Nous sommes en quelque sorte constamment en train de gifler l'univers, explique-t-il. «Nous utilisons mal nos forces». Les préoccupations liées au réchauffement climatique l'amènent à raconter la genèse de l'encyclique Laudato si' et à souligner que la nature n'est pas vindicative mais «ne pardonne pas», si nous mettons en marche des processus dégénérés.
La tradition n'est pas un retour en arrière
Les jeunes ont occupé une grande part de l’entretien, notamment sur leur désengagement politique qui semble se dessiner inexorablement: «Ils sont découragés», dit François, qui compte les accords mafieux et de corruption parmi les causes du désenchantement. D'où l'invitation du Pape à apprendre, au contraire, «la science de la politique, de la coexistence, mais aussi de la lutte politique qui nous purifie de l'égoïsme et nous fait avancer». Cependant, le Pape montre qu'il a foi dans les jeunes, même s'ils ne vont pas à la messe : l'important est de les aider à grandir et de les accompagner, souligne-t-il. Citant le compositeur Gustav Mahler, il rappelle: «La tradition est la garantie de l'avenir. Ce n'est pas une pièce de musée. C'est ce qui vous donne la vie, tant qu'il vous fait grandir. C'est tout autre chose de revenir en arrière, ce qui est un ‘conservatisme malsain’».
La philosophie de l'altérité pour vaincre les «maux du miroir»
François poursuit en décrivant ce qu'il considère comme les maux de notre temps: le narcissisme, le découragement et le pessimisme, les maux de la psychologie dite en miroir. Selon lui, ils doivent se combattre par un sens de l'humour «qui rend plus humain» et par la confrontation, par la philosophie de l'altérité.
En 2023, dix ans de pontificat
À l'approche des dix ans de son élection l'année prochaine, il a été invité à dresser le bilan de son activité sur le Trône de Pierre. Le Pape François souligne qu'il a «recueilli tout ce que les cardinaux avaient dit lors des réunions de pré-conclave». «Je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit d'original de ma part, admet-il, mais j'ai commencé ce que nous avions décidé tous ensemble».
C'est essentiellement le style qui a produit la nouvelle Constitution Apostolique Praedicate Evangelium, résultat de huit ans et demi de travail et de consultations qui étaient déjà en préparation depuis un certain temps. L'expérience missionnaire de l'Église a ainsi vu le jour. Le Pape insiste sur le fait qu'il ne veut pas en revendiquer la paternité, dans le sens où il aurait plutôt été le catalyseur d'un processus: «C'est-à-dire que ce ne sont pas mes idées. Que ce soit clair. Ce sont les idées de tout le Collège des Cardinaux».
L'empreinte latino-américaine
Le Pape reconnaît qu'il y a une approche typiquement latino-américaine pour être une Église en dialogue avec le peuple de Dieu et qu'il a inévitablement imprimée au Magistère. Il saisit l'occasion, à cet égard, pour rappeler que cette Église «a été dénaturée lorsque le peuple n'a pas pu s'exprimer et a fini par être une Église de caporaux, avec des agents pastoraux en charge». Il conseille de lire le philosophe et anthropologue argentin Rodolfo Kusch (1922-1979), «qui a le mieux compris ce qu'est un peuple».
François souligne que le peuple latino-américain a pu manifester son véritable protagonisme précisément dans la sphère religieuse, mais il n'oublie pas de mentionner les tentatives d'idéologisation que l'Église elle-même a eues, comme l'analyse marxiste de la réalité pour la théologie de la libération. «Il s'agissait d'une instrumentalisation idéologique, d'un chemin de libération -disons-le ainsi- de l'Église populaire latino-américaine. Mais les peuples sont une chose, les populismes en sont une autre», relève François.
Faire rencontrer le peuple et la souveraineté: un travail pour l'Amérique latine, au-delà des idéologies
«L'Église latino-américaine présente dans certains cas des aspects de soumission idéologique, poursuit le Pape, il y en a eu et il y en aura encore, car c'est une limite humaine. Mais c'est une Église qui a su et sait de mieux en mieux exprimer sa piété populaire». Le Souverain pontife réitère l'importance de regarder le monde à partir des périphéries existentielles et sociales, précisément à la lumière du lien entre celles-ci et les personnes. D'où l'invitation à visiter les retraités, les enfants, les quartiers, les usines, les universités, «là où se joue la vie quotidienne».
Le regard de François sur son continent d'origine est celui de quelqu'un qui le voit sur un chemin lent, de lutte, du rêve de San Martín et Bolívar, pour l'unité. «Elle a toujours été victime, et le sera toujours jusqu'à ce qu'elle soit complètement libérée des impérialismes exploiteurs», souligne-t-il, tout en notant que tous les pays ont ce problème. Il appelle donc à travailler à la rencontre de «tous les peuples d'Amérique latine, au-delà des idéologies, avec la souveraineté, afin que chaque peuple se sente doté d'une identité propre et, en même temps, ait besoin de l'identité de l'autre. Ce n'est pas facile», admet-il.
Méfiez-vous des déformations de la réalité par les médias: faites preuve d'honnêteté
En ce qui concerne l'importance de la voix du Pape François dans le monde d'aujourd'hui au niveau social et politique, il souligne la cohérence, entre ce qu'il ressent devant Dieu et les autres, qui guide ses actions et ses déclarations. Il réfléchit au fait qu'il doit faire très attention au risque de manipulation de sa pensée par les médias et donne l'exemple d'une controverse née, dans le cadre de commentaires sur la guerre en Ukraine, de l'omission de la condamnation de Poutine. Il déclare: «La réalité est que l'état de guerre est quelque chose de beaucoup plus universel, plus grave, et qu'il n'y a pas de bons et de méchants. Nous sommes tous concernés et c'est ce que nous devons apprendre».
Plus généralement, François met en garde contre les tendances médiatiques qui conduisent à la déformation de la réalité, alors que communiquer, observe-t-il, signifie «bien s'engager». Et, à cet égard, il évoque les quatre «péchés de la communication»: la désinformation (dire ce qui arrange); la calomnie (inventer au détriment d'une personne); la diffamation (attribuer à quelqu'un une pensée qui a changé entre-temps); le goût du scandale. «La communication est quelque chose de sacrée» et elle doit se faire avec «honnêteté et authenticité», souligne le Pape qui demande donc aux médias une saine objectivité, «ce qui ne veut pas dire que c'est de l'eau distillée». «Le communicateur, pour être un bon communicateur, doit être une personne correcte», dit-il.
La vie est belle si l’on sait attendre, selon le style de Dieu
En dernière partie d'interview, François évoque le temps du conclave, le changement de vie après son élection, mais revient aussi sur sa vie avant de devenir Pape: «C'est l'histoire d'une vie qui s'est déroulée avec beaucoup de dons de Dieu, beaucoup de manquements de ma part, confesse-t-il, beaucoup de positions pas si universelles». Dans la vie, on apprend à être universel, à être charitable, à être moins mauvais. Il parle des hauts et des bas de son parcours et est reconnaissant pour tant d'amis qui l'ont aidé, accompagné au point qu'il ne s'est jamais senti seul.
«Dans ma vie, j'ai eu des périodes rigides, où j'ai trop exigé. Puis j'ai compris que l'on ne peut pas suivre cette voie, qu'il faut savoir diriger. C'est la paternité que Dieu a». Il n'hésite pas à critiquer son attitude lorsqu'il était évêque, dans laquelle il admet avoir fait preuve d'une sévérité excessive. Il dit que la vie est belle si l'on sait attendre, comme Dieu le fait avec nous, un trait de style de Dieu qu'il mûrit avec le temps. «Aurons-nous le Pape François pour un moment encore?», demande enfin la journaliste. «Laissons-le le dire là-haut», répond le Pape.
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