Dix ans après le génocide, des intérêts géopolitiques prennent en étau les Yézidis
Entretien réalisé par Jean-Charles Putzolu – Cité du Vatican
Les Yézidis victimes de génocide il y a dix ans. Cette communauté religieuse qui réside dans le nord de l’Irak, dans la région du Sinjar, et dans les pays voisins, a été persécutée par les djihadistes de l’État islamique entre 2014 et 2017, contraignant environ au moins 200 000 Yézidis à fuir. Les extrémistes islamistes auraient tué plus de 5 000 personnes. Selon les Nations unies, plus de 6 000 femmes et enfants ont été réduits en esclavage. Entre 2 000 et 3 000 Yézidis sont toujours portés disparus.
Aujourd’hui, les Yézidis essaient de se reconstruire au milieu de nombreuses difficultés et surtout d’intérêts géopolitiques défavorables. Entretien avec Juliette Duclos Valois, post-doctorante en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Pouvez-vous nous rappeler qui sont les yézidis, où sont-ils implantés, et quel a été leur rôle dans la guerre contre l’État islamique?
Le terme yézidi désigne une communauté religieuse dont les historiens datent l’apparition au XIIe siècle. C’est une religion qui se caractérise par son monothéisme et son syncrétisme. Elle a notamment été influencée par le Zoroastrisme et l’Islam, en particulier le soufisme. La majorité de la population yézidie réside dans le nord de l’Irak, dans la région du Sinjar et de Sheikhan, mais aussi en Syrie, en Turquie et dans plusieurs pays du Caucase. Plus récemment, une diaspora s’est constituée en Europe principalement en Allemagne, aux États-Unis et de façon plus marginale en Australie. Bien qu’il existe quelques textes sacrés, il s’agit surtout d’une religion de tradition orale. C’est pourquoi elle n’est pas reconnue comme une religion du livre à la différence de l’islam, du judaïsme et du christianisme. C’est un élément qui est important, car c’est ce qui va distinguer les Yézidis des autres communautés religieuses, notamment au Moyen-Orient. Cela va avoir des conséquences sur le statut social et juridique qui va leur être reconnu. On retiendra par exemple que selon la vision musulmane orthodoxe, les Yézidis sont des kafirs, c'est-à-dire des infidèles, des apostates, puisqu’ils sont un peuple sans livre révélé, considéré donc comme n’ayant pas de «vraie» religion. C’est en partie ce qui va fonder les discriminations et les persécutions dont ils vont faire l’objet au cours de l’histoire. C’est ce qui va constituer l’élément central qui va être mis en avant par l’état islamique lorsqu’il va prendre pour cible la communauté.
Pour rappel, le 3 août 2014, l’État islamique mène des attaques multiples sur le Sinjar. Il procède à des exécutions collectives, des conversations forcées à l’islam, des actes de tortures, une mise en esclavage de la population, notamment des femmes et des jeunes filles comme esclaves sexuelles qui feront l’objet d’un commerce, et à l’enrôlement forcé de jeunes garçons dans des bataillons de combats.
Les Yézidis constituent-ils une communauté unie?
L’organisation sociale de la communauté forme une première unité. L’attaque de l’État islamique -et ses suites violentes- fait évènement pour chaque yézidi. Très clairement, cela a participé à construire une communauté d’expérience et a ravivé un «nous» collectif d’appartenance auquel la majeure partie des Yézidis s’identifie. Politiquement, la situation est un peu différente. Depuis la libération du district et l’arrivée de nouveaux acteurs de pouvoir qui se livrent à une compétition, on retrouve au sein des Yézidis des divisions qui s’y superposent. Par exemple, certains vont être proches ou engagés avec le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan), d’autres avec les YBS (en kurde: Yekîneyên Berxwedana Şengalê - Unités de résistance du Sinjar), d’autres encore avec les Hashd al-Shaabi (Forces de mobilisation populaires) ou avec des partis qui soutiennent une indépendance des Yézidis. Enfin, il y a aussi des rivalités entre plusieurs bataillons yézidis.
Pour quelles raisons les Yézidis devraient-ils être soutenus par la communauté internationale?
Même si le soutien de la communauté internationale peut sembler insuffisant à plusieurs titres et pour divers acteurs, il me semble qu’il est possible de dire que les Yézidis bénéficient malgré tout d’une considération de la communauté internationale. Depuis 2014, de nombreux programmes de prise en charge institutionnalisés des migrations ont été développés à leur attention. Par ailleurs, des fonds conséquents ont également été alloués à la communauté: au Kurdistan, pour améliorer les situations d’encampement, ou au Sinjar pour participer à un effort de reconstruction et de réhabilitation.
Il n’en reste pas moins que les activistes yézidis et les ONG porteuses de missions pour la défense des droits yézidis appellent à une implication plus importante de la communauté internationale, estimant qu’elle a un rôle à jouer comme tiers acteur extérieur susceptible d’opérer des formes de médiations et de contrôle sur les acteurs locaux et régionaux qui sont perçus comme défendant leur propre intérêt dans la région.
Leur combat contre Daech ne semble pas avoir été pleinement reconnu, dans le sens où ils n’ont pas obtenu de garanties de protection pour la pérennité de leur communauté, de leur identité et de leur culture. Pourquoi cela?
Obtenir un certain nombre de garanties suppose qu’une entente soit trouvée entre les différentes parties en conflit, ce qui est particulièrement délicat et sensible. En octobre 2020, un accord entre le gouvernement de Bagdad et le gouvernement du Kurdistan a été signé. Il portait sur l’administration du district, la sécurité et la reconstruction. Incontestablement, il témoigne d’une volonté d’amélioration de la situation. Malheureusement, il n’est toujours pas vraiment effectif. Par ailleurs, il a été vivement critiqué, car les négociations n’ont pas pris en compte les acteurs locaux yézidis et la population.
Les Yézidis sont-ils aujourd’hui encore victimes d’intérêts géopolitiques divergents dans la région?
Tout à fait et cela n’est pas récent. À la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les Yézidis se sont retrouvés pris en étau dans le conflit politique des territoires disputés qui oppose le gouvernement de Bagdad et le gouvernement de la région du Kurdistan autour, donc, du rattachement de la région de Sinjar à l’un ou à l’autre.
Depuis la libération du district, ce conflit se poursuit tout en se reconfigurant avec la présence des nouveaux acteurs politiques. Divers analystes et la population elle-même voient le Sinjar comme une arène où se déploie une compétition entre acteurs nationaux et régionaux. On retrouve d’un côté les YBS –liés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan)– qui souhaitent maintenir une présence au Sinjar depuis leur établissement en août 2014. Leur installation est décriée par le PDK, mais également par la Turquie qui mène des campagnes contre l’organisation. D’un autre côté se sont également établis les Hashd qui réunissent une série de groupes armés plus ou moins proches de l’Iran. Chacun de ces acteurs défend des intérêts qui leurs sont propres et largement orientés par l’avantage géographique que présente le Sinjar. La région est frontalière avec la Syrie, ce qui permet donc à tous de soutenir des mobilités et un commerce transfrontalier qui génère des bénéfices conséquents.
Leur opposition, voire leur confrontation, est l’un des facteurs majeurs d’instabilité du district. Même s’il s’agit d’un conflit de basse intensité –avec des affrontements au sol et des bombardements par la Turquie plus ou moins sporadiques– cela nourrit une insécurité générale. Mais surtout, cela entrave bon nombre de réalisations d’ordre social et économique qui seraient dans l’intérêt de la population: la reconstruction, la remise en état des services, le développement d’activité économique prospère.
La reconnaissance de leur génocide a-t-elle des chances d’aboutir?
Le génocide est déjà en partie reconnu par bon nombre d’acteurs nationaux et internationaux. Le parlement de la région du Kurdistan l’a reconnu, comme l’a fait Bagdad. Les États-Unis, l’Union européenne, la Belgique, les Pays Bas, l’Allemagne, les Nations unies, reconnaissent également le génocide yézidi et s’accordent pour qualifier les actes commis par l’État islamique comme des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Mais chacun pousse à une reconnaissance plus large et internationale.
Toutes les perspectives sont-elles fermées? Existent-t-ils des signes indiquant que ce peuple peut se reconstruire?
Il existe diverses perspectives de réparation et de reconstruction. Mais il faut garder en tête qu’il s’agit de processus long. Un élément certainement important notamment dans sa dimension symbolique est que des formes de justice puissent être apportées aux Yézidis qui ont subi des violences perpétrées par l’État islamique. Il s’agit que des procès aient lieu, et qu’à leur issue des personnes soient condamnées. Pour le moment, cela n’est arrivé que ponctuellement. L’Allemagne à poursuivi plusieurs femmes membres de l’État islamique. Elle en a condamné deux pour génocide, et cinq pour avoir aidé et encouragé la persécution, l'esclavage et le viol.
En Irak, la loi sur les rescapés yézidis prévoit des formes de compensation principalement monétaire. Mais en juin 2024, moins de 2 000 personnes en bénéficiaient. Il est donc attendu que cette mesure soit rendue pleinement effective. Enfin, et peut-être surtout, se reconstruire comme individu; transformer les traumas en des potentialités nécessite que des perspectives de vie se dessinent pour chacun. Cela implique qu’en Irak, la situation puisse être porteuse de suggestions, d’occasions, de possibilités. Pour le moment la majorité des Yézidis vivent encore en situation de déplacement et donc d’attente dans des camps au Kurdistan. Seule une amélioration des conditions de vie au Sinjar et plus largement en Irak permettra de faire sortir les Yézidis d’une gestion du quotidien, qui les autorisera à dégager de l’espace pour faire sens de leur trajectoire et histoire personnelle et collective.