Ordre de Malte: au Liban, «on vit une heure après l'autre»
Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican
En 10 jours, c’est un véritable exode interne qui touche le Liban. Après les frappes israéliennes, visant en particulier le Sud du pays ou la plaine de la Bekaa, le pays du Cèdre compte désormais plus d’1 million 200 000 déplacés. Présent dans le pays depuis 70 ans, l’Ordre de Malte a décidé de réorganiser ses activités -quelques 60 projets dans onze régions dédiés à la santé ou à l’agriculture- pour faire face à la situation et soutenir au mieux les civils débarquant dans une des 340 écoles mises à disposition. Dans un entretien accordé à Vatican News, Oumayma Farah, responsable développement et communication de l’Ordre de Malte au Liban, a accepté de se confier de manière plus personnelle sur le nouveau drame que traverse son pays. Elle vit avec sa famille à 7km de la banlieue sud de Beyrouth, une zone continuellement bombardée.
Le bruit des bombes accompagne, dites-vous, vos nuits. Quel est votre quotidien ces jours-ci à Beyrouth? Que vivez-vous?
La nuit dernière, nous n’avons pas dormi, et aujourd’hui je vis un tiraillement. Me faut-il quitter ma maison? Il me faut être alerte pour mon travail puisque nous sommes à l'écoute de ceux qui sont dans le besoin, surtout maintenant, mais en même temps, j’ai la charge de ma famille. C'est une situation qui est extrêmement compliquée. Beaucoup de gens hésitent à quitter leur maison de peur qu'il y ait des personnes étrangères qui viennent s'installer chez eux. Nous avons déjà vécu cela durant la guerre civile. Pour le moment, ma région n'est pas affectée, mais il y a eu pas mal d'incidents dans ce sens-là.
On imagine que cette peur est prégnante pour de nombreux Libanais, pour des raisons historiques et présentes, au regard notamment de la crise économique que traverse le pays depuis 2019: hyperinflation, taux de pauvreté en hausse, chute de la monnaie, etc.
Oui, c'est effectivement le cas parce que le Libanais a vécu le traumatisme d'une guerre civile (1975-1990). Il a vécu le traumatisme de deux occupations, israélienne (1985-2000) et syrienne (ndlr: l’armée syrienne sera présente sur le sol libanais de 1976 à 2005). Le Libanais a vécu la guerre de 2006 (avec Israël), il a vécu l'explosion du port de Beyrouth en 2020 et continue de souffrir des répercussions de la crise économique, sociale et financière, qui a commencé 2019. Le Libanais a de la peine à se relever.
Donc, aujourd'hui, la situation est extrêmement difficile, surtout au regard et au vu de ces personnes déplacées, qui dorment dans la rue. On n'a jamais vu ça au Liban. Plus d’un million de déplacés. Les gens n'ont pas de logement, ils dorment sur les trottoirs. Il ne faut pas oublier que le Liban aussi aujourd'hui, accueille plus de 2 millions de réfugiés syriens. Cela pose problème. Aujourd’hui, ces personnes qui fuient les régions bombardées vont se retrouver en compétition de logement avec les réfugiés dans les différentes écoles ou les abris qui sont mis à disposition, et qui n'offrent rien.
Craignez-vous un nouveau point de bascule pour le Liban avec ces attaques aériennes et terrestres de la part d’Israël. Avec quel sentiment les Libanais ont vécu et vivent ces raids?
Le climat est certainement un climat de peur de l'inconnu. Les gens ont encore du mal, je pense, à se projeter parce qu'on ne sait pas combien de temps cette guerre va durer. On ne sait pas comment elle va évoluer. Nous devons bien sûr continuer à regarder de l'avant, surtout moi, en raison de mon travail humanitaire. Mais je ne peux pas dire qu’on vit au jour le jour. On vit d'heure en heure.
Face à l’adversité, les Libanais sont-ils unis ou est-ce qu’aujourd’hui réapparaissent de vieilles divisions?
Je pense qu'il y a une très grande peur, celle d'un basculement dans une guerre civile à cause des tensions justement. Il y en a tellement, toutes interconnectées.
Le Libanais est une personne accueillante, c’est une personne qui ouvre ses bras, c’est une personne qui a la foi, qu'elle soit chrétienne ou musulmane. Le Libanais a toujours regardé vers son frère et aujourd'hui le Libanais se trouve tiraillé à accueillir son frère. Son frère parfois, ne comprend pas qu'il a entraîné toute une population et tout un pays dans une guerre qui ne le concerne pas. Cela crée des tensions.
L'Ordre de Malte est attentif à accueillir tous ceux qui sont dans le besoin, sans distinction. Votre travail humanitaire vise, au-delà de l’aide concrète, à la justice sociale et à la fraternité. Aujourd’hui comment arrivez-vous à être ce fer de lance? Et comment l’Ordre s’est-il adapté à la situation?
Toutes nos équipes sont mobilisées autour des abris, c’est-à-dire des 340 écoles qui ont été mobilisées pour accueillir les réfugiés. Ces écoles ne sont pas du tout équipées pour accueillir ce grand nombre de personnes. Je viens d'entendre qu’un cas de gale a été constaté dans une école, les gens n'ont pas pris leur bain depuis une semaine. Mardi, nous avons rencontré dans gens dans une école qui n’avaient pas mangé depuis 48 heures. Nous sommes à la porte de l'hiver. Il y a une situation d'urgence dans ce pays. Je vous parle avec beaucoup d'émotion et j'ai la larme à l'œil et je me retiens, parce que c'est une situation qu'on n'a jamais, jamais, jamais vécue auparavant.
Et concernant vos opérations au Sud du Liban ?
Nous avons dû pour le moment arrêter les activités de nos unités médicales mobiles et de nos centres qui sont dans le Sud. Mardi, avec l'aide des Nations unies, nous avons pu évacuer nos employés, leurs familles et toute une cohorte de personnes qui ont dû quitter les villages frontaliers, mais surtout les villages chrétiens (Ain Ebel, Debel de Rmeich). Certains habitants n’ont pas voulu partir. Hier, un de mes collègues pleurait. Son père qui est médecin lui a dit que tant qu’il y avait des gens dans son village, il ne partirait pas. Ce garçon se rendait compte que peut-être pour les six prochains mois ou la prochaine année, s'il y a une occupation israélienne dans le sud, il ne va pas revoir ses parents. Si, bien sûr, ils restent en vie.
Qu’attend l’Ordre de Malte de la diaspora et de la communauté internationale?
Vous savez ce qui touche le plus - et je crois que c'est ce qui fait le plus mal, c'est la déshumanisation de la communauté internationale face à l'horreur des images que nous avons vues à Gaza. Aujourd'hui, le grand public, la communauté internationale regardent en silence. Et ça, ça tue une deuxième fois. Donc certainement, oui, j'en appelle à la communauté internationale. Il ne faut pas oublier le Liban.
J'en appelle aussi bien sûr à la diaspora, mais cette diaspora a été tellement mobilisée que je ne sais pas si elle peut encore donner. Nous lui devons tous les remerciements et nous devons les remerciements aussi à la communauté internationale. Nous ne sommes pas un peuple ingrat, mais aujourd'hui, il faut aller beaucoup plus loin.