Père Ardura: «Le Pape veut donner la voix aux oubliés des cours d'histoire»
Olivier Bonnel - Cité du Vatican
Mieux étudier l’histoire pour comprendre la mission de l’Église aujourd’hui, en lien avec son passé, telle est l’inspiration centrale de la lettre publiée le 21 novembre par le Pape François "sur le renouvellement de l’histoire de l’Église". Un texte dense dans lequel l'évêque de Rome pointe l'urgence pour les étudiants en théologie d'approfondir «une véritable sensibilité historique». Une invitation aussi à redécouvrir la profondeur historique de l'Église pour mieux comprendre sa mission contemporaine.
Pour François, il est important de cultiver une nouvelle approche de l’histoire afin d’échapper à ce qu’il appelle les «déformations idéologiques», à commencer par le culte de l’immédiateté portée notamment par la culture numérique contemporaine. L'Histoire, dans toute sa complexité, ne doit pas être vue non plus comme un repli identitaire qui couperait la relation à l'autre et affaiblirait ainsi sa mission d'évangélisation. Éclairage de ce texte avec le père Bernard Ardura, président émérite du Comité pontifical pour les sciences historiques.
Père Ardura, comment avez-vous accuelli cette lettre du Pape François?
J'ai reçu ce texte avec grande joie d'abord, et puis, à la lecture, je m'aperçois que le Pape s'adresse naturellement d'abord aux jeunes étudiants en théologie, mais au fond, il s'adresse aussi à tous les hommes de bonne volonté. L'important, et le Pape le souligne très fortement, c'est de comprendre que notre esprit doit être suffisamment ouvert pour comprendre qu'il vient de quelque part et qu'il reçoit un héritage. Nous ne partons pas de zéro. Nous avons une tradition de 2000 ans et je crois que ce lien qui nous unit aux générations qui nous ont précédé, comme l'écrit le Pape, est un lien qui nous enrichit et qui en même temps nous aide à mieux comprendre notre présent, et c'est évidemment une garantie pour envisager quel peut être notre avenir. Il ne s'agit pas seulement de l'enseignement de l'étude, le Pape parle bien de l'étude de l'histoire de l'Église, c'est à dire la recherche et la diffusion, et puis la réflexion que cette étude de l'histoire de l'Église peut nous amener à conduire. Dès les premiers siècles de l'Église, on a l'exemple de saint Vincent de Lérins (mort vers 450, ndlr). C'est le premier qui évoque officiellement cette idée que la foi à laquelle nous croyons est en développement. Et au XIXᵉ siècle, le saint cardinal anglais John Henry Newman va précisément publier une œuvre considérable et que sera son "essai sur le développement de la doctrine chrétienne". Il faut regarder l'Église, comme dit le Pape, regarder l'Église réelle, non pas une Église imaginée, qui peut être enjolivée, mais l'Église telle qu'elle est, telle qu'elle a été et telle que nous souhaitons aujourd'hui contribuer à ce qu'elle soit vraiment, fidèle à la mission que le Christ lui a confiée.
Comment recevez-vous les mots du Pape quand il met en garde contre la construction de récits, notamment de récits identitaires? Est-ce une tentation que vous avez ressentie notamment dans une plus jeune génération dans l'Église?
Évidemment, la foi fait partie de notre identité, mais tout dépend de la façon dont nous l'envisageons, surtout aujourd'hui ou à côté d'une mondialisation qui semble faire fi des identités, il y a une réaction qui se traduit par une poussée de l'identité, qui peut être locale, mais en même temps de l'identité individuelle. Tout ceci conduit tout simplement à contourner l'Histoire, à nous enfermer d'une façon très illusoire dans une identité, parce que notre identité ne peut se construire qu'en lien avec d'autres. Voilà pourquoi cette étude, cette recherche de l'Histoire, cet enseignement et sa diffusion dont parle le Pape contribuent à élargir notre esprit nous aide à prendre vraiment conscience que l'ignorance et les préjugés, le Pape le souligne, sont à l'origine, dit il, d'«un régime mortifère de haine» parce que poussé à ses extrémités. La réflexion identitaire voit les autres comme des ennemis, alors que, -et c'est tout l'enseignement de l'Église et des Papes du XXème et du XXIᵉ siècle- il s'agit de prendre en compte la réalité de l'Église dans son histoire et de l'Église dans l'histoire du monde. Si aujourd'hui nous voulons vraiment réagir contre ces tentations de communautarisme, ces contestations profondément identitaires poussées jusqu'à l'excès, il faut en effet que notre esprit soit ouvert et qu'il prenne conscience de ce qu'il doit aux générations qui l'ont précédé et aux générations qui partagent notre présent.
Dans sa lettre le Pape écrit «c'est précisément là où l'Église n'a pas triomphé aux yeux du monde qu'elle a atteint sa plus grande beauté». Cela veut-il dire que l'histoire de l'Église doit être lue aussi, de manière parfois plus humble?
Certainement. Mais vous savez, lorsque le Pape Léon XIII, dans son long pontificat, a décidé d'ouvrir les archives et la Bibliothèque apostolique aux chercheurs, il a dit tout simplement «nous n'avons pas peur de la vérité». C'est donc cette recherche de la vérité qui ne peut se comprendre que comme une recherche dans l'humilité, que nous pouvons alors répondre aux grands défis d'aujourd'hui. Quand le Pape parle en ces termes, que veut il dire en réalité? Ça, c'est un développement très important. C'est que là où l'Église a été vraiment dans l'humilité, là où elle a souffert jusqu'à la mort de ses membres, c'est dans le martyre et le témoignage des martyrs. Cela est si important que le Pape a voulu que l'on instaure donc cette commission sur les martyrs d'aujourd'hui, ces martyrs dont on ne parle pas. Et à la fin de sa lettre, le Pape parle de l'intérêt de faire connaître les petits, «ceux dont on ne parle pas dans les cours d'histoire». Je crois que c'est là que l'Eglise montre vraiment ce qu'elle est, c'est à dire cette communauté des croyants fondée sur le Christ et qui a pour mission de témoigner dans le monde d'aujourd'hui de ce grand amour, un Dieu qui est rentré dans notre histoire. Jean-Paul II le disait dans son encyclique Redemptor hominis: qu'est-ce que l'incarnation du Fils de Dieu? C'est l'incarnation de Dieu dans l'histoire des hommes.