Pourquoi l’Église plaide-t-elle pour l’annulation de la dette ?
Entretien réalisé par Olivier Bonnel - Cité du Vatican
C’est un petit pas pour de nombreux pays, mais sera-t-il un pas de géant pour l’humanité ? Mercredi 15 avril, les ministres des finances des pays du G20 ont décidé un moratoire d’un an de la dette des pays les plus pauvres. 77 d’entre eux sont concernés, parmi lesquels 40 pays africains.
L’annulation de la dette des pays les plus pauvres est depuis longtemps inscrite dans le discours de l’Église et des papes. Déjà en 1967, dans son encyclique Populorum Progressio, Paul VI abordait la question en évoquant le développement des peuples. Le Pape appelait alors à mieux organiser le multilatéralisme, dans un sens vertueux pour chacun. «Ce dialogue entre ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient, expliquait-il, permettra de mesurer les apports non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d'emploi des autres» (§ 54) Ainsi, «Les pays en voie de développement ne risqueront plus d'être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains.»
À mesure que la doctrine sociale de l’Église se développe, dans un monde de plus en plus interconnecté, l’annulation de la dette va rester un des plaidoyers forts du Saint-Siège, qu’il porte à de multiples reprises, en particulier devant les Nations unies où il a le statut d'observateur.
Un thème de l’année jubilaire en l’an 2000
En 1991, dans son encylique sociale Centesimus annus, (publiée pour le centenaire de Rerum Novarum du Pape Léon XIII), saint Jean-Paul II écrit qu’ «on ne saurait prétendre au paiement des dettes contractées si c’est au prix de sacrifices insupportables» (§ 35). Le Pape polonais rappelait alors la nécessité «de trouver des modalités d’allégement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès»
Saint Jean-Paul II fera de la dette l’un des thèmes de l’année jubilaire de l’an 2000. Il s’appuyait notamment sur la campagne internationale pour l’annulation de la dette des pays du tiers-monde lancée 10 ans plus tôt par le Conseil des Églises d’Afrique.
La pandémie de coronavirus jette aujourd’hui une lumière crue sur la mondialisation et ses déséquilibres. Même si les cas les plus nombreux de contamination semblent toucher les pays les plus industrialisés, la réflexion sur un rééquilibrage des relations économiques et sociales Nord-Sud revient en force. Œuvrer contre la «mondialisation de l’indifférence» dont parle le Pape François passe par là.
Pourquoi cette remise des dettes est-elle importante aux yeux de l’Église? Nous avons posé la question à Mgr Bruno-Marie Duffé, secrétaire du dicastère pour le Service du Développement humain intégral.
La remise de la dette est constitutive, si j’ose dire, à la fois de la pensée de la libération et du pardon. Comme vous le savez, la pratique de la remise sabbatique est dans la Bible, d’une part, et d’autre part l’analyse et la réflexion sociale de l’Eglise intègrent complètement cette question. Pourquoi? Parce que la dépendance créée par la dette ne permet pas aux personnes, aux peuples et aux communautés – pour le dire dans les termes fondamentaux de la Doctrine Sociale de l’Eglise, dans leur dignité et leurs droits fondamentaux -, de se développer et de développer leurs capacités. Il y a donc besoin, si l’on peut dire, de briser les logiques de dépendance pour valoriser des logiques d’affirmation et de contributions mutuelles, c’est-à-dire de complémentarité des capacités, des charismes. Et c’est dans cette perspective que l’annulation de la dette – à la fois en termes de libération mais aussi en termes de capacité de développement -, est une thématique est centrale.
Annuler la dette, c’est d’une certaine manière remettre les compteurs à zéro. Mais avec les mêmes dirigeants, les mêmes systèmes, n’est-ce pas absoudre les gouvernements qui ont mal géré leur pays ou qui ont détourné des aides?
L’expression «remettre les compteurs à zéro» est évidemment ambiguë. C’est plutôt l’occasion d’affirmer un certain nombre de convictions de base pour une nouvelle solidarité internationale. Il est clair que l’Histoire ne s’arrête pas, et elle est évidemment marquée par ce que nous avons vécu dans le passé. Il ne s’agit donc pas d’absoudre ni de se résoudre, ni l’un ni l’autre. D’ailleurs, il faut aussi se dire que les donateurs, les bailleurs de fonds, les créanciers ont une responsabilité dans la dette. Il n’y a pas que ceux qui reçoivent qui ont une responsabilité, ceux qui donnent ont aussi une responsabilité. En tout état de cause, tous les systèmes ne sont pas comparables: tandis que certains pouvoirs, certains systèmes politiques, économiques, s’efforcent de se développer, d’autres entretiennent un système totalement inégalitaire. Certains sont liés aux bailleurs de fond et à ceux qui aident, et d’autres se servent du système de la dette pour perpétrer un certain nombre d’actes et pour perpétuer ce qui est un système de dépendance et de pouvoir local. Il ne s’agit donc pas de remettre les compteurs à zéro, il ne s’agit pas d’effacer de manière totale, mais il s’agit de passer de la dépendance à une nouvelle responsabilité. On pourrait dire qu’il s’agit de penser une nouvelle gestion des investissements. La question fondamentale est celle des investissements: à quoi sert l’aide ? Et si elle ne sert pas, comment faire pour qu’une politique internationale, une politique d’aide au développement, puisse réellement se mettre en place? C’est de ça dont il s’agit. La remise de la dette doit nécessairement s’accompagner d’une réflexion économique, d’une réflexion accompagnée, sur la participation citoyenne aussi, et sur les objectifs d’investissement justes. C’est de cela dont il s’agit.
Annuler la dette, c’est donc libérer des énergies pour des économies plus vertueuses?
Il s’agit en effet d’inscrire la problématique de la dette, qui est une problématique technique, purement financière, dans une réflexion sur ce que nous appelons le développement. On peut dire qu’aujourd’hui il y a une crise très forte du développement: tandis que dans certains pays, le développement appartient essentiellement aux créanciers privés et aux investisseurs privés, dans d’autres pays, il y a un effort pour travailler à un développement qui permette aux jeunes générations, à ceux qui ont des capacités, de les exercer. Donc la question en effet, ce sont les conditions du développement: d’abord l’éducation, le suivi des investissements économiques, et évidemment les conditions d’une paix sociale, c’est-à-dire les conditions des droits fondamentaux et la protection des personnes. C’est un peu cela que l’on pourrait proposer comme cadre, comme base, de ce qui serait un nouveau développement, ou en tous cas un développement humain et intégral tel que nous le définissons dans le discours de notre Église.
Quand le Pape François appelle à annuler la dette des pays pauvres, quel est le message qu’il envoie aux grands dirigeants? C’est un appel à la responsabilité?
Votre question est un peu délicate, car nous sommes dans une période d’urgence. Il faut distinguer les «cercles de l’urgence». Il y a un premier cercle de l’urgence lié à la pandémie de Covid-19, qui consiste à sauver des vies humaines, à tout faire pour sauver des vies humaines, car la valeur première pour nous et pour beaucoup d’humanistes, c’est évidemment la valeur de la vie de toute personne. Donc l’appel premier est un appel à la protection de la vie et aux soins. L’appel aux soins requiert une coopération internationale que nous sentons dans les discours, mais que nous percevons parfois comme difficile, ou en tous cas laborieuse.
Il y a un deuxième cercle de l’urgence qui est de considérer les conséquences immédiates ou rapide, très rapides, de cette crise sanitaire. Ce sont des conséquences économiques – effondrement d’un certain nombre d’activités, de certaines entreprises, de réserves financières. Évidemment, ce deuxième niveau d’urgence demande un certain nombre de décisions. Et nous en sommes là aujourd’hui. Au moment où je vous parle, la question est de savoir le nombre de respirateurs dont nous disposons – nombre de respirateurs qui, entre parenthèses, est très inégal selon les pays, je n’oserai pas poser la question de savoir combien il y a de respirateurs au Mozambique ou au Yémen. Très vite donc, se pose la question de cette deuxième urgence, et déjà d’une troisième, qui est de savoir ce que nous allons faire de nos réserves, car nous sommes maintenant appelés – ce n’est plus un vœu pieu, c’est une nécessité – à partager nos réserves. Savoir ce que nous allons faire des réserves: où mettons-nous l’argent, à qui donnons-nous un peu d’argent de nos réserves pour permettre un sursaut de cette économie, sachant que l’économie c’est en effet la solidarité, de toute façon.
Est-ce qu’il y a des contreparties à la dette?
C’est une question intéressante, si le mot contrepartie a un sens. En tous cas, la contrepartie majeure, c’est évidemment de savoir ce que l’on fait de l’argent, c’est mettre en priorité l’éducation et la paix sociale, et soumettre les investissements à l’intérêt collectif. Cela veut dire évidemment que tout ce qui tourne autour de la dette, de l’endettement, soulève la question du bien commun, c’est-à-dire: à quel moment pouvons-nous dire que nous travaillons vraiment pour la communauté et non pas uniquement pour la production d’intérêts et de bénéfices particuliers? Ceci est à mon avis très important. Et puis, autour du temps de l’annulation - si l’on peut parler d’un temps -, c’est le temps d’une nouvelle pensée politique du développement. C’est la question des capacités locales. Je suis impressionné, depuis le Synode sur l’Amazonie, de percevoir que chaque communauté locale a des capacités, des ressources, des richesses énormes. Il ne s’agit pas simplement de puiser dans des réserves financières, mais il s’agit de puiser dans nos réserves humaines, qui sont des réserves en termes de connaissances, de savoirs. Ces réserves sont aujourd’hui sollicitées, et elles sont à développer de manière beaucoup plus forte que «répéter». Répéter, c’est ce fameux modèle technocratique dont parle le Pape François dans Laudato Si’. Il s’agit peut-être aussi de penser une nouvelle manière de développer, une nouvelle manière de travailler, en prenant appui sur les capacités et les savoirs locaux. Face au chaos économique que l’on risque de connaître, une chose est l’assistance humanitaire, évidemment nécessaire, mais une autre chose est de travailler à ces nouvelles dynamiques, en passant de la dépendance de la dette à un développement qui prendrait appui sur les ressources et les personnes dans les communautés locales. C’est de cela dont il s’agit essentiellement.
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